A propos de cette grippe :
Grippe A info ou intox ?
Par sa contagiosité et les complications qu'elle peut entraîner; la grippe A(HINI) est à prendre au sérieux. Mais certaines consignes du gouvernement et le vaste plan de vaccination censé lutter contre la propagation du virus soulèvent de légitimes critiques
Jamais une maladie infectieuse ne s'était m propagée aussi vite», dit le professeur m Thierry May, du CHU de Nancy. Plus ? exactement, «il s'agit de la première pandémie des temps modernes à avoir été suivie en temps réel, et à avoir bénéficié d'une coordination internationale», corrige l'épidémiologiste Antoine Flahault, qui ajoute : «Nous assistons à la mise en place d'une grande démocratie sanitaire, mondiale, qui nous a permis d'échapper aux poncifs habituels. Pas question, pour une fois, de désigner des boucs émissaires, ni d'invoquer une quelconque punition divine.» Le virus A(H1N1), à la contagiosité diaboliquement efficace, n'est heureusement pas très méchant. Il n'est pas anodin non plus, comme on va le voir, et le professeur Bernard Debré, qui avait osé parler de «grippette», a été désavoué par ses pairs. Mais les pays développés en ont peut-être trop fait, en raison de «leur aversion pour le moindre risque» - et, en ce qui concerne la France, du douloureux souvenir de la canicule de 2003. D'où ce «feuilleton de l'été» raillé par le professeur Marc Gentilini, de l'Académie de Médecine. Au nom du principe de précaution, on aurait joué à nous faire peur en nous préparant à une vaste calamité à coups de plans draconiens. On agitait la menace de mesures terribles, comme la fermeture des écoles - déjà une classe mise en quarantaine dans le Val-de-Marne ! - ou des cinémas et les matchs de foot joués à huis clos. Tout en entretenant l'espoir du salut avec un vaccin Arlésienne que l'on ne voyait jamais venir.
Est-ce que ce vaccin... vaccine ?
Théoriquement, ce fameux vaccin est enfin arrivé, puisque les «premières doses» ont été livrées le 27 août - quoique en nombre tenu secret, cela «pour des raisons de sécurité». Mais ces premières doses, à usage médiatique, ne serviront sans doute jamais à personne. D'abord parce que leur utilisation serait illégale, le vaccin n'ayant toujours pas reçu l'homologation indispensable, qui tarde à venir.
Ensuite parce qu'on ignore encore presque tout de ce que sera la composition finale de la formule retenue. Faute d'essais cliniques menés à leur terme, «on ne sait même pas encore si ce vaccin... vaccine», constate le virologue Jean-François Saluzzo. On ne sait pas quel sera le dosage optimal des précieux antigènes, que l'on a tant de mal à obtenir avec ce virus plutôt rebelle à la culture in vitro. Ni s'il faudra deux injections - comme cela a été officiellement annoncé un peu trop vite - ou si une seule suffira. Là-dessus se greffe la question des adjuvants ou «amplificateurs d'effet» ?- ces molécules qui augmentent le pouvoir vaccinant, et permettent donc d'obtenir davantage de vaccin avec une même quantité de principe actif. «E s'agit, explique Jean-François Saluzzo, défaire une sorte de vinaigrette, une émuhion qui multiplie les chances de contact entre les molécules actives et le système immunitaire.» Mais ces adjuvants - chaque laboratoire possède le sien, dûment breveté - peuvent présenter des inconvénients pour les personnes immunodéprimées, les nourrissons, les femmes enceintes. Il sera donc peut-être nécessaire de fabriquer aussi des vaccins sans adjuvant, ce qui ne simplifie pas le problème. Ainsi, il est très douteux que l'on puisse - comme les pouvoirs publics l'espèrent - procéder à des campagnes de vaccination massive à partir de la mi-octobre. Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, le reconnaît : «Nous avons des fenêtres de livraison assez larges.» C'est avouer que le fameux vaccin pourrait bien n'arriver vraiment qu'après la première vague de la pandémie.
De toute façon, il y a longtemps que des spécialistes avaient dénoncé l'illusion d'une stratégie du «tout vaccin» pour faire barrage à la pandémie. Selon Antoine Flahault, «la vaccination de masse serait une aventure que l'on n'a jamais osé tenter avec les virus saisonniers». Pour Marc Gentilini, «acheter, au coût d'un milliard d'euros, des vaccins dont on ne sait rien n'était pas une décision raisonnable». Le Syndicat national des Professionnels infirmiers s'est lui aussi regimbé : «Injecter 94 millions de doses d'un produit sur lequel nous n'avons aucun recul peut poser un problème de santé publique.» Ainsi le «feuilleton de l'été» va-t-il encore nous tenir en haleine cet automne, au moins jusqu'à ce que l'on sache lequel des deux (le virus ou le vaccin ?) déboulera «massivement» en premier. Et, si c'est le virus qui gagne la course, que fera-t-on de ces 94 millions de doses ? D'autant que l'on n'aura peut-être pas non plus besoin du vaccin classique contre la grippe saisonnière, celle-ci semblant en passe d'être éliminée par la concurrence impitoyable du virus A, beaucoup plus contagieux et qui occupe tout le terrain. Comme on voit, il y a du suspense dans l'air. Mais, dit Jean-François Saluzzo, «puisqu'on a créé une psychose, il va bien falloir la gérer».
Alors, face à toutes ces incertitudes, on tente de se préparer, même si c'est de plus en plus pour prôner la modération dans les plans de bataille. Les fermetures de crèches, a-t-on décrété, «devront rester exceptionnelles». Quant aux fermetures d'écoles, l'expérience pandémique de l'hémisphère Sud a montré qu'elles ne servaient à rien, n'empêchant nullement la progression du virus. Dans les universités, on met au point des programmes d'enseignement à distance via internet destinés à pallier une éventuelle fermeture des facs pendant plusieurs mois. Dans les administrations comme dans les entreprises, on peaufine des «plans de continuité des services» qui consistent surtout à stocker des masques et à désigner des «parcep» - des «personnes à rôle critique en pandémie». Moyennant quoi, Arnaud Dupui-Castérès, président d'un m cabinet de conseil en information, peut déclarer : «La France est, en Europe, le pays le mieux préparé à la pandémie.» D'ailleurs un récent sondage TNS-Sofres révèle que «deux Français sur trois ne sont pas inquiets face à la grippe H1N1» et estiment que «le gouvernement n'en fait ni trop ni pas assez». Il est vrai que le maire de Coulaines (Sarthe) a pris un arrêté qui «interdit les crachats sur la voie publique», et a «demandé à Michel Platini, président de l'UEFA, de proscrire les crachats sur les terrains de football», ce qui, avouons-le, est rassurant...
Un remède contre la crise
Cette grippe a même des aspects positifs, car elle constitue une formidable opportunité commerciale pour de nombreuses sociétés, qui se sont littéralement jetées dessus. Cela commence, bien sûr, avec les labos pharmaceutiques producteurs de vaccins et d'antiviraux. Il faut mentionner ensuite les fabricants de masques ou de lotions hydro-alcooliques désinfectantes, dont les usines tournent à plein régime, et dont les délais de livraison ne cessent de s'allonger. Bien entendu, la Chambre syndicale nationale de l'Eau de Javel s'est empressée de communiquer sur les vertus désinfectantes de son bon vieux liquide chloré, confirmées par des tests de laboratoire commandés à l'Institut Pasteur de Lille. La société Bertin propose un détecteur de virus permettant de contrôler en permanence la qualité de l'air respiré dans les bureaux. Mais l'imagination commerciale étant sans limite, les parts de marché créées par le virus vont se nicher très au-delà des secteurs où on les attendait. Cela depuis les assurances - qui garantissent les chanteurs et acteurs en vogue contre les annulations de spectacles, et annoncent de prochaines augmentations de tarifs - jusqu'aux concepteurs de... poignées de porte. La petite société nantaise Cyclope croule sous les commandes de sa poignée ergonomique grâce à laquelle on peut ouvrir les portes avec l'avant-bras au lieu d'utiliser ses mains sales - ce qui limite la dissémination virale. Les hôpitaux, les restaurants et les multinationales du CAC 40 - soucieuses de «limiter l'absentéisme de leur masse salariale» -, tout le monde en veut, et le plus vite possible. Les entreprises de télécoms vantent les mérites de leurs téléconférences et autres réunions virtuelles sur internet pour éviter les contacts humains, dont il est désormais conseillé de se méfier. A Paris, la Cité des Sciences a prolongé jusqu'au 3 janvier sa grande exposition «Epidemik», qui sinon aurait été fermée le 16 août, bien avant le début de cette épidémie inespérée qui devrait en relancer la fréquentation. Les charlatans s'en mêlent, proposant des huiles essentielles et autres talismans naturels. La grippe A agit, on le voit, comme un remède contre la crise économique.
Reste qu'il vaut quand même mieux éviter ce virus qui parfois tue indistinctement, y compris des sujets jeunes et sains, sans considération de facteur de risque identifiable. Comme tous les virus grippaux, il peut s'y prendre de trois façons. La première, et la plus fréquente, c'est la «décompensation» : il donne le coup de grâce à un organisme déjà affligé par diverses maladies sévères. La deuxième, c'est la surinfection bactérienne - que l'on sait combattre efficacement par les antibiotiques. La troisième, c'est l'infection pulmonaire directe, et c'est ici que A(H1N1) marque sa vilaine différence par rapport aux virus saisonniers des grippes ordinaires - en se montrant beaucoup plus cruel : au lieu d'un seul cas mortel par million de sujets infectés, cela pourrait, selon les hypothèses actuelles, grimper jusqu'à la centaine. Soit 1 décès pour 10 000 personnes contaminées. Ce qui reste statistiquement modeste, voire supportable du point de vue d'un gouvernement. Mais décidément cela interdit que l'on continue à parler de «grippette».
Retrouvez le débat «la Santé», le dossier spécial «Grippe A» et participez aux forums avec le professeur François Bricaire, le mardi 15 septembre à 15 h, et le député Jean-Marie le Guen, le mercredi 16 septembre à 15h15. Et posez-leur dès maintenant vos questions (rubrique Forum) sur
http://nouvelobs.com Fabien Gruhier
Le Nouvel Observateur