Pour les courageux qui pourront déchiffrer les vieilles expressions québécoises
La légende de la chasse-galerie
Le bûcheron raconte
Écoutez-moé ben! J'vas vous raconter une sacré de bonne histoér. Vous la crérez peut'et' pas mais c'est vrai. J'tais là.
C'était y a ben des années, du temps que j'travaillais comme cook dans un chantier en haut d'la Gatineau.
Imaginez un peu. C'est a'veille du Jour de l'An pis y fait fret. Isolés dans les bois, à des centaines de lieux d'la ville, loins d'leu' familles, les gars s'ennuient. Y prennent un coup en pensant à' fête chez Antoine, aux danses carrées pis surtout à leu' blondes.
Moé, en brassant mon chaudron d'binnes, j'pense à ma Thérèse que j'ai pas vu depuis ben longtemps. C'est mon premier hiver au chantier pis j'trouve ça dur.
Après l'souper, j'm'étends su'mon litte. J'm'étais pas endormi qu'ques minutes quand Ti-Jo commence-t-y pas à m'secouer.
Réveille-toé Léopold! On s'en va à Montréal fêter avec nos blondes qui m'dit. L'canot d'écorce est prât.
Bon Dieu de Bon Dieu! Es-tu dev'nu fou que j'y réponds. T'sais ben qu'la rivière est g'lée pis qu'ça nous prendrait des semaines même par beau temps.
Écoute! Veux-tu la voér ta Thérèse à soér, oui ou non? On n'a qu'à d'mander au diable de nous charroyer dans' airs. Viens-t- en! Les gars nous attendent d'hors!
Un peu étourdi par le rhum, encore tout endormi, j'm'r'trouve-t-y pas avec les autres dans l'canot pogné dans' neige en train d'risquer mon âme en échange de l'aide du diable
On n'a qu'à pas prononcer le nom du Bon Dieu, pas toucher à une croix et rentrer au chantier avant six heures du matin et tout va ben aller, que nous dit Ti-Jo.
C'est pas si facile que ça, qu'j'y dis. J'ai l'habitude de dire Bon Dieu à tout bout d'champs pis j'ai la croix à ma Thérèse autour du cou. A chaque fois que j'pense à elle ou qu'j'ai une peur bleue, j'touche à ma croix.
Ben, enlève-la pis fais attention à c'que tu dis, que m'répond Ti-Jo.
J'accroche ma croix à une branche pis, avec les autres, j'fais l'serment d'remplir les trois conditions du diable. Finalement, tous ensemble, on répète la formule magique:
Acabris, acabras, acabram. Fais-nous voyager par-dessus les montagnes
Aussitôt, le canot monte dans 'es airs. On s'met à ramer pis à chanter. Le canot file à pleine épouvante, emporté par le diable. Après un p'tit bout d'temps, on aperçoit la rivière Gatineau qui luit comme un serpent pis les p'tites maisons des habitants sur son rivage.
Que'ques heures plus tard, l'église Notre-Dame apparaît avec son clocher qui s'élève ben dret dans' airs.
Attention à' croix, crie Ti-Jo. Touchez-y pas. On va passer à dret.
Derrière l'église Notre-Dame, une maison brille plus que toutes les autres. On entend même la musique des violons. C'est chez Antoine. On s'pose derrière sa maison. Y a tellement d'neige qu'on calle jusqu'au cou.
Ti-Jo! Léopold! Raoul! Gabriel! Qu'essé qu'vous faites icitt? Vous êtes pas au chantier? qu' d'mande Antoine en ouvrant la porte.
Sans même y répondre, on entre. Y a deux violoneux qui jouent d'la musique, des gens qui dansent pis ma Thérèse qui tape du pied. Thérèse pis moé, on danse toute la soirée.
A quatre heures, Ti-Jo m'touche le bras. C'est l'temps d'partir. Raoul, lui, y veut giguer encore un peu. Y a bu un peu trop d'whisky blanc pis y flirte avec la blonde à Ti-Jean Ladouceur. Le temps passe, Ti-Jean risque d's'choquer mais surtout l'chantier est à des centaines de lieux pis l'diable nous f'ra pas d'faveur en nous donnant un sursis.
Ti-Jo attrape Raoul qui s'débat comme un diable dans l'eau bénite pis l'traîne jusqu'au canot.
Après avoir prononcé la formule magique, le canot s'envole au d'ssus des maisons. Raoul est trop pacté pour ramer; ça fait que le canot zigzague partout dans l'ciel. Finalement, on réussit à convaincre Raoul de piquer un somme. Le temps passe, le canot ralentit à vue d'oeil pis l'soleil commence à s'lever.
Plus vite, les gars, le diable va nous avoir, crie Ti-Jo.
A c'moment-là, Raoul s'lève dans l'canot.
Mon Dieu, qu'essé qui s'passe icitt? qu'y d'mande.
D'un seul coup, le canot chavire.
Vers huit heures du matin, j'me réveille dans mon litte, dans' cabane. Des bûcherons m'disent qu'y nous ont trouvés, pactés ben dur, étendus dans' neige.
J'me lève pour aller voér les gars, Raoul a-t-y pas la gueule de bois, Ti-Jo et Gabriel se sont cognés la tête. Y se souviennent pus de rien pantoute.
J'sors d'hors. Le canot est derrière la cabane, pogné dans' neige et ma croix pend toujours à la branche d'un arbre.