Oui, je suis tout à fait d'accord avec ce que tu racontes. Disons que l'univers de Lovecraft s'organise autour de couleurs dominantes, comme de " moments pathologique ". Ainsi, si le noir peut s'apparenter à ses nouvelles dites de pure terreur, l'ocre, pour ce qui est d'autres nouvelles, ressortira d'un certain surréalisme. Je dirais donc qu'il y a deux tons, deux teintes dominantes dans l'oeuvre de Howard, de ces " ciels symbiotiques " qui cimentent à la fois un pathos (un univers absolument étranger à une existence humaine absolument étrangère à elle-même) et un logos (la chiquenaude que Lovecraft invente pour justifier la folie et la beauté de son univers mécaniste) . En cela, l'oeuvre de Lovecraft se situe aux confluents de la philosophie et de la science même.
Absolue séparation de dieu même, commandement d'un visage qui vous fait face, c'est la rupture Levinasienne, volonté de puissance et abrasion de l'être dans une croyance qui est elle-même une impossibilité langagière, c'est l'imposture Nietschéenne.
Ce que je repproche au cinéma d'hier et d'aujourd'hui, c'est de s'être cantonné dans deux registres uniques du genre. Comme déjà dit, le cinéma s'est essentiellement attardé au biologique et à la pathologie. Cela nous a donné un gore à l'américaine et un culte rationnaliste, trop cérébral, à la française. Or, la prose de Lovecraft est essentiellement d'influence anglaise. Elle est marquée par un romantisme noir, un romantisme profondément désespéré mais pleine de retenue, ainsi que par une métaphysique très chargée en images, une métaphysique mêlant absurde et puissantes scènes théâtrales où l'auteur réinvente un " pacte onirique " par des inventions de lieux (Kaddath, etc...) et de mythes (Cthulhu, Necronomicon, etc...) où il tente d'offrir une issue et en même temps une justification à son univers matérialiste. Ce qui ne veut pas dire qu'il fonde une métaphysique ou une symbolique, non, bien au contraire, il nous installe définitivement dans la différence et l'inquiétude, sans possibilité de trancher, de choisir.
Le cinéma a ridiculisé Lovecrat, sous le fallacieux prétexte de son côté inadaptable. C'est entièrement faux !!!
Le noir que tu évoques a une qualité spécifique dans l'oeuvre de Lovecraft. C'est qu'à la lecture de récits effroyables comme " Le molosse " ou de nouvelles plus morbides et bliologiques comme " Air froid ", voir plus existentialistes comme " Je suis d'ailleurs " et magiques comme " La musique d'Eric Zahn ", " La cité sans nom ", ou " L'afaire charles Dexter Ward " (le magique, un sentiment de sacré dont la signification nous échappe toujours, et un existentiel qui interroge l'action et le résultat, sans trouver la cause, au coeur de l'histoire) etc... , ou carrément oniriques comme le cycle de Kaddath, on a des antithèses parfaites des plus grandes thématiques du fantastiques (le pacte faustien, etc...) , et en même temps des histoires qui font à la fois très peur et séduisent d'une manière que l'on n'arrive pas non plus à justifier. Peut-être que le fait de se rendre compte d'une séduction certaine de ses histoires est également une manière de reconnaître une symbiose entre son romanesque et notre propre séparation du monde, le fait que nous soyons des étrangers, mais aussi de notre capacité à fonder une volonté de puissance à partir de notre propre capacité à l'évaluation, ainsi qu'une esthétique du fantastique que j'ai un peu retrouvé chez Barker dans " Cabal ", " Le royaume des devins " et " Imajicaa "
Une nouvelle comme " Je suis d'ailleurs " serait parfaitement adaptable par Tim Burton avec les marionnettes de Selick. Et on peut se demander pourquoi il ne s'y intéresse pas de plus près. Le cycle de Kaddath (Démons et merveilles) ne devrait pas poser de problème à Del Toro. Alors pourquoi n'avons nous toujours que des films traitant Lovecraft par le biais du gore, du nonsense, de la pure folie ou du morbide sous des noirs et blancs sans consistance aucune ?????
Je pense donc ne pas me tromper en affirmant que Lovecraft est victime de l'une des pires méprises artistiques qui soit. Or, le cinéma a voulu se l'aproprier comme une espèce de philosophie du fantastique, ce qui est encore une grave erreur. Nous sommes au cinéma, pas dans la réflexion pure s'accoudant sur le dialogue et l'échange d'idées. On a voulu aussi traduire ça au cinéma, d'où des dialogues tentant de philosopher totalement abscons (Frome Beyond, Dagon, de triste mémoire) , encore une erreur d'interprétation. Lovecraft est au contraire très Baudelairien, même dans ses contes les plus morbides. En définitive, on a voulu y substituer un modernisme incluant du sexe et de l'absurde (from beyond) ou un gore grand guignole (la triste série des Réanimator, excellente pour le genre gore, pitoyable pour ce qui est de la fidélité à l'oeuvre suggestive). Donc, le noir chez Lovecraft est surtout issu d'une parole nourrie au terreau fertile, noir, de baudelaire, Poe (relire ses superbes poèmes) et quelques pensées scientifiques du chaos. Ne pas assimiler ça quand on se lance dans une adaptation au cinéma, est une erreur pour un réalisateur. Voilà pourquoi, l'essentiel des adaptations de l'oeuvre de ce géant se réduisent souvent à du cinéma amateur ou expérimental. Or, Lovecraft est tout sauf ça. Il est au contraire extrêmement littéraire, philosophique et esthétique. ce que certaines image du film de Del Toro m'évoquent superbement bien....
Le philosophique chez Lovecraft n'est en rien une quête de vérités multiples, il est un chemin sans réferences, sans balisage, juste une épreuve définitive qui nous ouvre sur un inconnu qui toujours plus loin recule les grandes causes métaphysique, ne nous laissant que des effets et visions qui nous installent définitivement dans une certitude, le constat de notre entière étrangeté au monde que nous voyons et à l'univers dont nous tentons de nous saisir. En cela, oui, l'oeuvre de Lovecraft est entièrement philosophique, mais par le biais d'une bouche romantique qui nous conte notre chute définitive, je dirais même une rythmique empruntée aux contes, mais sans happy-end, morale ou leçon, juste une voix qui ne s'éteint pas, une fois achevée la lecture. Cette dernière déduction nous invite aussi à dire que Lovecraft devait certainement quelque chose à Lord Dunsany, un auteur dont il se nourrit abondamment dans son enfance...
