Je viens de lire "les possédées de Morzine", de J.C. Richard, un livre passionnant, aussi bien du point de vue historique que sociologique. A mon sens, l'ergotisme est innocent (la population touchée est presque exclusivement féminine, et jeune).
Quelques éléments notables, à chaud et dans le désordre :
- Nous sommes confrontés, dans les différents documents, à une prise en charge médicale et psychologique qui n'est plus du tout d'actualité. On y compte et compare les "fous, les "idiots", les "imbéciles", les "crétins" ou les "timbrés", on y parle beaucoup (trop) d'hystérie -et des indissociables données sur les menstruations-, d'"imagination", d'"imitation", autant de concepts qui ont fait leur temps. Conséquence : l'analyse rationnelle de ce qui est train de se produire, par manque de références théoriques et expérimentales, est finalement peu pertinente et donne du grain à moudre aux "possessionistes". L'évolution de la psychiatrie (et de la prise en charge efficace de certains symptômes), de la psychologie expérimentale et de la sociologie des groupes permet de faire une lecture beaucoup plus pertinente de ce qui a pu se jouer à Morzine pendant ces années.
Parmi les éléments très intéressants et peu exploités à l'époque :
- Un médecin classifie les comportements (systématiquement nommés "hystéries") en 3 types : constitutionnels (celles et ceux qui étaient déjà convulsifs, anémiques, etc avant la crise et qui le sont restés ensuite), par imitation (celles et ceux qui avaient des crises seulement en présence d'une autre personne en crise), etc. C'est très utile pour prendre la réelle mesure des évènements. Si on n'évoque évidemment ni la suggestion (ou rapidement et par la grille de lecture "magnétique) ni les effets de groupe, voilà qui donne une indication sérieuse...
- L'aspect expérimental : Constant (médecin) et Tissot (philosophe) réalisent quelques expériences dont ils ne tirent malheureusement pas de conclusion définitive. Par exemple : les crises se produisent systématiquement quand un curé se présente. A un moment, le médecin rend visite à une malade en présence du curé. Celle-ci dort sur le côté. Le médecin s'installe face à elle et le curé dans son dos. On la réveille, et elle ne voit pas le curé. Elle parle calmement, sans problème. Au bout de quelque temps, le curé se signale, et hop ! Une crise. Une autre fois, on demande à plusieurs villageois témoins directs, pris séparément, d'indiquer sur quel sapin un enfant est censé avoir réalisé des prouesses surhumaines. Tous indiquent un sapin différent. Tissot se rend chez des villageois pour manger. Dans la nourriture et le vin qu'il apporte, il a mis, sans le faire savoir, de l'eau bénite. Les auteurs évoquent ces expériences en passant, sur un ton presque badin, emportés qu'ils sont par une conviction a priori qu'on est face à une épidémie hystérique. C'est dommage, elles auraient pu être des leviers déterminants de discussion avec les habitants, les autorités, etc. Une analyse ou une interprétation sont toujours sujettes à discussion. Une expérience, par son caractère factuel incontestable (et parce qu'elle ne nécessite ni connaissance ni conviction particulière), est toujours plus marquante.
- Vallentien, un curé de Morzine, apporte quelques éclairages sur ce qui se joue au niveau de la sociologie de groupe. Il est le seul à noter, par exemple, la position sociale particulière que peut apporter le fait d'être "possédé". Il ne rentre pas dans les détails mais cet état de fait, très important, n'est noté que par lui. Effectivement, être "possédée" apporte bien des avantages sociaux : on peut jurer, insulter, régler des comptes sans en subir les conséquences, on devient un centre d'intérêt, on est mieux nourri (les filles atteintes réclamaient du pain meilleur, du caramel, tout un tas de douceurs), on peut ne pas aller travailler aux champs, à la messe, dormir pendant la journée, les gens s'inquiètent pour vous...
- Tissot, dans son document, aborde également quelques contradictions intéressantes dans le déroulement logique des évènements. Par exemple, les possédées accusent un des conseillers municipaux de leur avoir "donné le mal". Mais, dans l'hypothèse où elles seraient vraiment possédées, pourquoi le démon dénoncerait-il ainsi son complice ? De deux choses l'une : soit elles ne sont pas possédées et le prétendu sorcier est innocent, soit elles sont possédées et le diable, rusé comme il l'est, ne peut faire accuser qu'un ennemi. Le conseiller est donc très probablement innocent.
Une chose qui n'est pas notée (ou seulement esquissée par Tissot) : l'hypothèse diabolique est irréfutable. Soit on arrive à prouver que le diable est à l'oeuvre, et l'affaire est entendue, soit on n'arrive pas à le prouver et c'est que le diable est très malin. Dans le texte de Tissot, l'abbé Michel rappelle que la plus grande ruse du diable est d'avoir réussi à faire croire à son inexistence. Tissot réfute logiquement cette affirmation (pourquoi le diable, s'il souhaite qu'on ne croit pas à son existence, se montre-t-il de façon aussi spectaculaire à Morzine ?), mais ne s'appuie pas sur l'argument de l'irréfutabilité. Il faut dire que Popper n'est pas né, et donc forcément...
Bref, je pourrais écrire un second livre sur les possédées de Morzine, mais J.C. s'en charge déjà
C'est à la lecture de dossiers comme celui-ci qu'on mesure les progrès scientifiques réalisés au 20e siècle : médecine/psychiatrie, psychologie, neurosciences, philosophie, sociologie, les choses ont bien changé. Et tant mieux pour nous !
nikoteen