Voilà, j'ai un vieux Mac, donc Appleworks en traitement de Textes, donc inutile d'envoyer par mail, ça va pas s'ouvrir sur un PC... et elle est trop longue pour un copier/coller dans le mail...
alors je la place ici... merci de votre compréhension.
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GUERMONT
I
Corinne entra dans le petit bureau de l’évêque. Elle avait un double de la clef. Elle trouva Damien allongé sur une chaise longue, croquant du chocolat.
“Bonjour Monseigneur...
- Tu peux m’appeler par mon prénom, tu es tout de même ma frangine.
- Mais tu seras le plus jeune évêque de France dans trois semaines.
- Donc je n’ai pas encore droit au titre. Passons. Qu’est-ce qui t’amène ?
- D’abord, qu’est ce que tu fais en jean ? Où sont tes ornements ?
- Ils sont chiants à trimbaler.
- Attention : la paresse est un péché capital.
- Eh bien, c’est une erreur de l’Eglise. La paresse est un don de Dieu. Le paresseux est inventif, ingénieux, il doit abattre son boulot comme tout le monde, mais il le fera avec un minimum d’effort. Plus efficacement.”
Et Damien entama une deuxième plaquette de chocolat noir.
“T’as raison, dit Corinne, c’est aphrodisiaque à haute dose !
- Non, moi c’est le côté décontractant et euphorisant qui m’intéresse. Et puis j’essaye de compenser depuis que je bois moins de café.
- Bon. Je viens te poser deux ou trois questions : si je te dis, comme ça, au hasard... vampire ?
- Je dirais... superstition !
- Parce qu’un type cloué sur une croix qui revient d’entre les morts et guérit mieux qu’un rebouteux c’est pas une superstition, ça ?
- Non, ça n’en est plus une depuis l’an 313 et la conversion de Constantin.
- O.K. Je redis le mot : vampire.
- Sérieusement, tu crois à ces trucs débiles ?
- Ton langage est léger Monseigneur !
- J’ai vingt huit ans, t’en as vingt quatre, et on est pas au séminaire.
- Bien. Je vais préciser ma pensée : des témoignages sur des morts empalés qui sont plein de sang frais. Des témoignages sur des morts qui sortent de leurs tombes. Des gens qui dépérissent et meurent sans raison. Le tout dans des rapports de police des deux derniers siècles que j’ai retrouvé à la bibliothèque et que j’épluche depuis un mois.
- Simple : la médecine était frustre à l’époque, et il y a eu beaucoup de cas d’enterrés vivants. La suite est évidente : on entend des bruits dans une tombe ; on pense à un mort qui revient ; on creuse, et on trouve un cadavre tout frais. Et pour cause, le pauvre vieux vient à peine de succomber à une asphyxie. Ensuite on le clou au cercueil pour ne pas qu’il revienne se venger. Et du sang frais jaillit sous le pieu. Variante : le cadavre n’est pas tout à fait mort, et il hurle en se faisant empaler. Là on croirait un vrai vampire ! Les gens qui sortent des mausolées, se sont des vagabonds qui dorment à l’abri de la pluie et du vent dans les cryptes et qui sortent à la nuit tombée pour ne pas se faire prendre. Les gens qui meurent mystérieusement comme épuisés par des ponctions vampiriques, sont simplement atteints d’infections dues au fait que les cimetières étaient au coeur des villes. Les médecins ne s’en sont rendus compte que dans les années 1780, et bon nombre de cimetières furent fermés, puis vidés et déplacés hors les murs. De même les cadavres qui enflent, font du bruit, explosent : c’est la décomposition, plus les gaz néfastes des nécropoles. Tu ajoutes les racontars superstitieux, et voilà un cimetière infesté de morts-vivants.
- Bien. Mais dans ce cas, qui est cet homme habillé de noir, au teint pâle, aux longues dents, aux lèvres rouges, qui me suit partout depuis un mois, et que je repousse grâce à ceci ?”
Et elle tendit à Damien un petit flacon, retenu par une chaîne, et contenant un petit bout d’aïl.
“C’est un Gothique qui croit un peu trop au surnaturel. Appelle un asile. Excuse-moi, mais je dois aller travailler un peu.”.
Corinne sortit en claquant la porte.
II
Damien était le sujet de plaisanterie préféré de sa soeur. Surtout à cause de son prénom. Elle le surnommait, l’Antéchrist. Mais il préférait ça à Monseigneur. Il allait être évêque à vingt huit ans, et il avait du mal à résister au péché d’orgueil. Même s’il savait qu’il était le meilleur.
Corinne ne dormait plus. Le vampire, où ce qu’elle pensait être objectivement un vampire, la surveillait, notant chaque fait et geste, attendant un moment de relâchement pour la vider de son fluide. Cela dit, elle fut effleurée par la perspective de la vie éternelle. Mais les vaccins lui faisait déjà horreur. Alors la morsure d’un vampire...
Elle voulu s’en ouvrir à Damien. Il la trouva pâle, il lui conseilla de prendre des vacances.
“Mais vient en ville avec moi, bord**, tu le verras !”.
Damien s’y résigna.
On était en Octobre. Le froid était venu vite cette année. Ils étaient au fond d’un bar de la rue Saint Pierre. Corinne stationnait ferme devant son café fini. Damien avait descendu quatre pintes de Guiness, deux de Bass, et, après avoir vidé une Kilkenny et une Murphy’s Red, venait de recommander un troisième baron de Newcastle Brown Ale, en se lamentant de ne pas avoir vu de Mc Ewan’s sur la carte des bières. Il tenait très bien l’alcool depuis son séjour de deux ans en Irlande.
“Tu sais, dans huit jours c’est Halloween, chuchota Damien. Peut-être que ton cinglé est en avance ou qu’il était impatient d’étrainer son costume.
- co**ard !”.
Là, Damien n’insista pas. Quand Corinne traitait quelqu’un de co**ard, mieux valait la fermer.
Vers 19 h 30, l’estomac monseigneurial gargouillait. Le bar ne faisait pas snack. Damien sorti commander un sandwich, suivit de Corinne qui ne disait rien.
“Tu veux un Kébab ?
- Là ! hurla-t-elle.”
Damien se retourna. Dans l’ombre d’un porche, assis, comme un grand corbeau, le soit-disant vampire les regardait d’un oeil mauvais. Corinne l’avait décrit comme “pâle”. Rien n’était plus vrai. Un lampadaire flou donnait juste assez de lumière pour que Damien puisse voir les veines du cou palpiter, lentement. La cape était retenue par une main gigantesque aux ongles sales. Le crâne était parsemé de cheveux roux. L’inconnu se précipita dans une rue adjacente. Damien se lança derrière lui, en pure perte.
“Il existe ! Tu vois ! Il existe !
- Mais oui, souffla Damien. Et il court vite aussi. Tu devrais laisser tomber les pantalons stretch moulants, ça attire les cinglés.
- Merci. D’autres conseils ?
- Enferme-toi cette nuit.
- Je m’enferme... c’est la première fois que je sors la nuit depuis un mois.
- Bon. Je rentre avec toi, et je veille. On verra bien.”
Mais il ne vit rien. Il s’endormi vers quatre heures du matin. Réveillé par les bruits du marché, à sept heures, il se glissa dans la chambre de Corinne.
Elle était vide. La fenêtre donnant dans la ruelle était ouverte. Le vent faisait voler les rideaux blancs. “Comme dans un mauvais film de vampire”, soupira Damien.
III
“Non et non ! Combien de fois faudra-t-il vous le dire, Damien !”
Depuis qu’il était prêtre, Damien avait eu deux disputes avec son professeur de théologie. La première concernait les péchés capitaux, la deuxième c’était celle-ci.
“Je veux juste consulter le Malleus Maleficarum. Je sais que vous en avez un exemplaire.
- Non ! N’insistez pas ! Bonne journée.
- Mon père, dit doucement Damien, en se retenant pour ne pas crier, je suis virtuellement votre supérieur. Alors vous allez obéir à votre évêque, ou il y aura des excommunications qui vont voler bas, et l’une d’entre elle pourrait bien vous tomber sur la gueule !
- Je ne vous permet pas, novice !
- Appelle-moi Monseigneur, petit curé !
- Assez ! Tu veux voir le Malleus ? Tu vas être servi !”
Et le vieux professeur monta au grenier en vociférant.
Le Malleus Maleficarum était le livre de chevet des inquisiteurs. Mais il n’y avait plus rien de terrible dans ces vieilles pages. Les temps avaient changé. Maintenant, les illuminés étaient conduits chez un psy, les démons hantaient l’inconscient et ne possédaient plus personne. L’attitude du professeur était donc plutôt excessive.
Il redescendit les mains vides, rouge de colère.
“Et puis non ! Tu ne verras pas le livre ! Sors de chez moi !
- Mais mon Père, ce livre n’est qu’un ramassis de superstitions et d’imbécilités crédules ! Je veux juste regarder le chapitre sur les morts-vivants, pour une amie qui doit faire un exposé à la fac.
- Sur les morts-vivants ? Jamais ! Va-t-en !
- Bon : on va faire autrement. Que savez-vous sur un rouquin à moitié chauve qui se prend pour le prince de la nuit ?”
Le vieil homme pâlit. Il venait de prendre dix ans en deux secondes. Damien avait lancé ça en désespoir de cause, et il était tombé pile.
“Alors tu l’as vu...
- Vu qui ?
- Damien, assied-toi. Je te descend le livre. Tu vas en avoir besoin.”
“Faudrait savoir”, pensa Monseigneur, en cherchant du chocolat dans le placard, pendant que son maître remontait au grenier. Pas de chocolat. Le vieux était cholestérolisé à mort.
“Nom de Dieu !”
Là, Damien était scié. Pour rien au monde son professeur n’aurait proféré un tel juron. Il devait être réellement furieux. Damien referma prestement le placard.
“J’ai rendu le Malleus à un ami. Il y a deux ans. On me l’avait seulement prêté. Je ne m’en souvenais même plus. Je deviens vieux... viens, on va prendre le bus. C’est pas loin d’ici. Dépêche-toi !”.
Le bus fut prit. L’ami en question s’appelait Henri Dumais. C’était un bouquiniste connu pour son manque de flair cruel. Jamais il n’avait fait d’affaire, et sans son héritage - c’était un des derniers descendant des comtes Du Mais - il aurait été depuis longtemps à la rue. Néanmoins, sa boutique était réputée, on y faisait des trouvailles sublimes pour trois fois rien. Damien y avait même déniché une Illiade en Grec, traduite en Latin, de 1582, en deux tomes. Pour cent francs. N’approuvant pas le vol, il avait sciemment abandonné deux billets de cinq cents dans le magasin. Henri, un peu plus tard, lui raconta comment il avait trouvé mille francs en faisant le ménage.
Le Père Guermont entra en coup de vent dans la boutique, avisa deux clientes qui papotaient devant un manuscrit de Molière, et hurla “On ferme !”. Les deux pies, de vraies grenouilles de bénitier, habituées depuis leur plus jeune âge à ne jamais discuter avec un curé furibond, se précipitèrent vers la sortie. Guermont mis le verrou à la porte, se rua sur Dumais, et lui chuchota deux mots à l’oreille. Dumais émit un son étranglé, alluma toutes les lumières, accrocha de l’aïl sur la porte, serra la main à Damien en murmurant “Mon pauvre ami”, puis se dirigea vers la cheminée. Il fouilla sous les vieilles cendres, révéla un anneau, tira dessus. Sans un bruit, le fond pivota. Dumais sortit de la niche un livre ancien. Le Malleus. Damien trouvait que le livre était plus épais que prévu. Guermont saisit le regard de son élève.
“Ce n’est pas un livre comme les autres, Damien. Celui-ci est unique. Le seul exemplaire d’une version non expurgée.
- Et dont ma famille a la garde depuis des siècles, précisa Dumais.”
IV
“C’est une histoire de dingues. Vous avez du chocolat ? Je vais en avoir besoin.”
Dumais avait prévu le coup : il conservait précieusement du chocolat 99% de cacao, soigneusement sélectionné par le torréfacteur du coin, à la seule intention de Monseigneur.
On pouvait résumer les pages surnuméraires du Malleus ainsi : le Père Guermont, comme tout le monde, avait un ancêtre. Mais le sien était spécial. Il était supposé être sorcier. En plein XVème siècle, c’était mal vu. Pour prouver sa bonne foi, l’ancêtre eut une idée : demander la grâce du Pape lui-même. Il fit son baluchon et, après avoir prévenu tout le monde, parti pour Rome. Simple pèlerin, il dû faire preuve de patience et de ténacité pour obtenir une audience auprès de Sa Sainteté Innocent VIII. Lequel, séduit par la verve et l’intelligence du bonhomme, le conduisit dans ses appartements pour une audience privée. Après cinq heures de palabres, l’entourage papal se posa des questions. On s’en fut voir si tout allait bien.
Or, tout allait mal. Un dominicain frappa à la porte : un cri pitoyable lui répondit. Il ouvrit, et hurla à son tour de terreur : Innocent VIII était à quatre pattes, penché sur le cadavre de Pierre Guermont, la bouche pleine de sang. Le Pape, revenu à lui, se souvenait simplement que Guermont lui avait demander sa bénédiction, et qu’au moment de faire le signe de croix, un éclair rouge avait traversé la pièce. Puis plus rien. Et il s’était réveillé la bouche pâteuse, penché sur le mort.
Quatre personnes seulement furent au courant de l’affaire. Trois moururent, dans un incendie, deux jours plus tard. Le quatrième témoin était le dominicain. Il s’appelait Jakob Sprenger. Avec un condisciple, Heinrich Kramer, il rédigea le Malleus Maleficarum, autrement dit Le Marteau des Sorcières, ouvrage de référence pour la chasse aux démons, sorciers et morts-vivants. Inutile de dire qu’Innocent VIII n’hésita pas, en 1484, à donner son approbation pour la publication de l’oeuvre. Cet ouvrage fut le livre préféré des inquisiteurs durant trois siècles.
Seul un exemplaire, celui, personnel, de Sprenger, relatait cette histoire. Sur son lit de mort, il l’avait confié à son seul ami, le Comte Enguerrand Du Mais, avec l’ordre de le garder précieusement, jusqu’à ce que Pierre Guermont réapparaisse. Car le dominicain en était convaincu : Guermont avait voulu sa mort. Il souhaitait être vidé de son sang, afin de renaître sous une forme monstrueuse. Il devait, selon un rite dont Sprenger avait retrouvé la trace, être tué dans une pièce rouge, le mieux étant par un démon, selon des incantations précises. Mais aucun démon n’aurait laissé Pierre Guermont revivre. Il aurait tout bonnement emporté son âme. Il lui fallait donc, à la place d’un démon, un érudit, qui connaisse le Latin. Il fallait hypnotiser cet homme pour qu’il vide Guermont de son sang, en récitant les bonnes formules. Il fallait que le corps de Guermont soit brûlé puis dispersé dans un Pentacle pour se reconstituer. Il ne fallait pas de témoins gênants qui puissent compromettre le rite. Choisir le Pape, érudit, dont le salon était tapissé de tentures pourpres, dont l’entourage garderait le silence sur l’affaire, dont l’entourage brûlerait le corps de Guermont et disperserait ses cendres, dans une ville entourée par sept collines, avec la probabilité que les cendres soient jetées en un point d’intersection de cinq de ces collines, soit au milieu d’un Pentacle gigantesque... tout concordait parfaitement. L’incantation étant prononcée par un humain, sa réincarnation serait plus longue, quelques siècles, mais c’était ça ou rien.
Sprenger avait dessiné un portrait de Pierre Guermont sur la dernière page du livre. Et Damien avait eu un malaise en voyant que le portrait ressemblait beaucoup à l’inconnu qui suivait sa soeur.
V
Damien ne dormait plus depuis deux jours. Il lisait et relisait sans cesse l’histoire de Pierre Guermont. Il avait peine à y croire.
“Je sais, lui dit son maître. C’est difficile de l’admettre. Mais les vampires, les loups-garous, les sorcières, les démons, tout cela existe. Chaque religion vénère ses dieux et combat ses démons, mais ce sont les mêmes principes du bien et du mal qui sont en jeu. Tu comprends maintenant pourquoi les dominicains étaient les plus virulents des inquisiteurs ? Et tu comprends pourquoi le Pape Innocent VIII a autorisé le Malleus ? L’Eglise ne l’admet plus officiellement bien sûr. Il y a eu tellement de bûchers... sur les centaine de milliers de morts que l’on doit à l’Inquisition, à peine une dizaines étaient de vrais sorciers ou sorcières, faisant le mal à travers le monde. Et encore, certains cas sont discutables. Pourquoi crois-tu que les loups furent massacrés en France ? Les derniers loups-garous d’Europe, tous descendant de Lycaon, s’y étaient réfugiés. Seuls les chamans en Amérique ou en Asie demeurent. Et ils ne sont pas maléfiques, au contraire.
- Et les vampires ?
- C’est plus compliqué. Depuis la nuit des temps, les vampires existent. J’ai eu la chance d’en rencontrer un. Il en avait assez de l’éternité, des meurtres, et du sang. Il souhaitait se confesser avant de se suicider. Et tu sais quoi ? Il était dans la même classe de rhétorique que Cicéron ! Il m’a dit qu’un vampire plus ancien encore l’avait attaqué et en avait fait son disciple. Et que ce maître était encore en vie. Nous savons peu de choses. Que les vampires ont besoin de sang, sans quoi ils meurent rapidement. Que la lumière du soleil les brûlent, donc ils l’évitent. Le reste, c’est du folklore.
- Le Vatican est au courant pour Pierre Guermont ?
- On l’avait oublié dès le XVIIIème siècle. Pour faire ressurgir cette histoire sans que l’on pense à un canular, un de mes professeurs a eu l’idée de monter une fausse apparition de la Vierge. C’était à Fatima.
- Mais les secrets de Fatima sont connus : la guerre mondiale, l’attentat contre le pape...
- Un jeu d’enfant de prévoir cela : les tentions en Europe étaient si vives à l’époque... non : tout ça, c’est de la poudre aux yeux. Le vrai secret confié par la prétendue Sainte Vierge aux enfants de Fatima, c’est l’histoire de Guermont. Pour le Vatican, toutefois, c’est un dossier secret : celui de la folie meurtrière d’un Pape. Et c’est tout.
- Alors qui est au courant de toute l’histoire ?
- En dehors de la famille Dumais qui protège le livre de Sprenger, nous sommes quatre. Sprenger avait fait part de l’affaire à trois personnes proches, afin de lutter plus efficacement contre la sorcellerie. Depuis, un groupe de quatre personnes, dont un ou deux prêtres, garde des dossiers secrets. L’un de nous vient de nous quitter d’ailleurs. C’est pour cela que tu es au courant. Tu fais partie de notre groupe désormais. Bienvenue, et bonne chance.
- Qui sont les trois autres ?
- Ils te contacteront.
- Et qui est mort ? Je le connais ?
- Je ne peux rien dire pour l’instant. Va maintenant, rentre chez toi et dors un peu. Tu y verras plus clair demain. Bonne nuit Damien.
- Dieu vous garde, maître.”
VI
Damien marchait vers l’appartement de sa soeur. Il ne voulait pas rentrer chez lui. Il ne voulait plus entendre parler de quoi que ce soit. Il voulait un bon lit, et celui de Corinne - à deux place, au cas où une de ses copines passât la nuit avec elle - était bien plus confortable que le sien. Du moins, il en avait l’air.
Il dormit toute la journée. Il se réveilla lorsque les cloches de l’Eglise proche sonnèrent vingt-trois heures.
“Le livre, s’il vous plaît”.
La voix ne venait pas de loin, mais elle se déplaçait dans l’air comme dans un rêve. Pierre Guermont était accroupi sur le rebord du lit, dans sa pose favorite de grand corbeau.
“Sur la table de nuit, répondit Damien incrédule.
- Pas celui-là. Je veux le De Mortuis Ervere.
- Connais pas...
- Ta soeur le connais. Je veux le De Mortuis.”
Et Damien se souvint de Corinne. En un éclair, il était à la gorge du vampire. D’une simple baffe, Guermont se débarrassa de son agresseur : Damien traversa la pièce en hurlant et s’écrasa dans un placard.
“- Ne sois pas buté, curé. Je veux le De Mortuis, et je sais que tu l’as. Alors donne-le avant qu’il y ait des pleurs.
- Je sais pas ce que c’est, ce bouquin, m**de !
- Tu veux revoir Corinne ? Je veux le livre. Tu as trois jours pour le retrouver.”
Un simple courant d’air, et le vampire n’était plus là.
Damien se leva péniblement, tituba vers la salle de bain, trouva du Vegebom, se pommada généreusement le dos, puis réfléchi assis sur les chiottes.
“Le De Mortuis Ervere - c’est à dire Au sujet de l’exhumation des morts - n’était certainement pas dans l’appart de Corinne, sinon Dracula Junior l’aurait trouvé en cinq minutes. Il avait même dû le chercher avant d’enlever Corinne. Donc le déroulement logique de ces dernières semaines était : Guermont cherche le De Mortuis - pour une raison x ou y - il pense que finalement c’est Corinne qui l’a - pourquoi elle, mystère - il fouille son appartement, ne trouve rien, décide de surveiller Corinne, la suit partout la nuit - elle a les clefs de la bibliothèque universitaire, elle y travaille jusqu’à plus de minuit en général - ne trouve pas d’indice, se rend compte que le frère s’en mêle. Là, il panique, et décide de passer à l’action. Mais pourquoi si vite ? Il doit y avoir urgence. Un problème de date. Sûrement pas Halloween, ce serait trop gros. Il m’a donné trois jours. On est le 27 octobre. Ah ben m**de !”
Sachant où Corinne planquait le chocolat, il se rua vers la cuisine, et dévora tout ce qui lui tombait sous la dent.
Vers sept heure, il carillonna à la porte de son Maître.
“Damien ! de si bonne heure ?
- Maître, connaissez-vous le De Mortuis Ervere ?
- Oui, c’est le livre que recherche mon ancêtre.
- Depuis quand le savez-vous ?
- Depuis cinq heure ce matin. Il m’a donné trois jours pour le retrouver.
- Et vous savez ce que c’est ?
- Un recueil de formules Vaudou que ta soeur a rassemblées.
- Vous vous foutez de moi ?
- Non. Ta soeur faisait partie de notre groupe.
- Donc, si je la remplace, c’est qu’elle est déjà morte ?
- Nous l’ignorons. Mais la règle est stricte : nous communiquons entre nous tous les jours. Si l’un de nous quatre manque à l’appel, nous nommons un nouveau membre, puis nous cherchons le ou la disparu pendant sept jours. C’est le temps maximum que mettent les créatures de l’au-delà pour se débarrasser de leurs victimes. Passé la semaine, les recherches s’arrêtent. Votre soeur sert d’otage à mon ancêtre, mais il doit en même temps la protéger des forces supérieures qui le gouvernent lui. Il devra offrir son otage aux Démons les plus importants d’ici la fin du mois.
- Halloween ?
- Oui. Ce n’est pas une fête pour les enfants, quoi qu’on en dise. C’est le moment le plus important de l’année. Je ne sors jamais de chez moi cette nuit-là, l’aviez-vous noté ? Non ? Vous feriez un piètre détective. Mes liens privilégiés avec l’autre monde m’attirent bien des ennuis en cette période de l’année.
- Bien. Je reconnais que je n’ai pas plus de jugeote que le capitaine Hastings. Mais vous m’avez caché beaucoup de choses.
- Dans votre intérêt. Moins vous en saviez, moins vous aviez d’ennuis avec Pierre Guermont. En théorie, tout du moins. Maintenant, suivez-moi. Nous avons du travail. Mes amis vont arriver en fin de matinée. La première séance du groupe au complet depuis soixante-seize ans.
VII
Le groupe ne manquait pas de piquant. Outre Damien, surdoué en théologie, histoire, littérature et langues anciennes, et dont le savoir était quasi-encyclopédique, il y avait son mentor, le Père Guermont, descendant d’un sorcier vampire, initié aux cultes les plus secrets de la sorcellerie en Europe, William Nelson, un dandy anglais qui paraissait cinquante ans et en avait deux cent six, spécialiste des civilisations disparues, explorateur dans sa jeunesse - dès les années 1830 - et incollable sur les rites primitifs, et un chaman de la tribu des Anasazi, découvert par Nelson alors que tout le monde croyait les Anasazi disparus, et répondant au surnom de Tête de Loup. Nelson affirmait que le chaman pouvait se changer en n’importe quel animal. Tête de Loup était dans le groupe depuis deux ans, remplaçant Germain, un descendant d’esclave antillais qui pouvait se dédoubler et voyager dans d’autres plans de l’existence ou de l’univers.
“Je dois vous avouer Monseigneur, dit Nelson, que votre soeur était une spécialiste en démonologie. Ses connaissances dépassait de loin les miennes, et celles du Père Guermont. Tout contact nouveau avec un démon était du ressort de Germain, mais selon un rituel décrit par Corinne. Elle avait découvert l’existence de Pierre Guermont, mais considérait qu’il était du devoir de son descendant de s’en occuper. Il s’agissait de sorcellerie. Seulement personne n’avait prévu que Guermont s’intéressait au livre de Corinne.
- Super. Vous n’êtes pas infaillibles, ça me rassure un peu.
- Damien, je vous en prie !
- Laissez, curé, dit faiblement Tête de Loup.
- Peut-être aussi, poursuivit Nelson, que Pierre Guermont n’a pas choisi un humain par hasard pour réciter l’incantation qui l’a transformé en vampire. Cette transformation a duré plusieurs siècles, et Guermont est réapparu à l’époque où Corinne écrivait le De Mortuis Ervere.
- Oui, mon ancêtre aurait pu calculé son coup. Il avait dû prévoir que dans le futur ce livre existerait.
- Mais, dit Damien, le vaudou est un culte Haïtien dérivé d’un culte du Bénin, le Vodoun. Ce culte était inconnu en Europe à l’époque de votre ancêtre.
- Certes, mais la sorcellerie permet bien des choses. Pourquoi Pierre Guermont était-il considéré comme un sorcier dans son village ? Parce que du jour au lendemain, sa famille a disparu, et que l’on avait entendu des cris toute la nuit dans sa maison. Cette disparition correspond à un rite sacrificiel très ancien. Pierre a lu l’avenir dans le sang de ses proches. Plus précisément, ce sacrifice lui a permit de savoir que dans le futur, il existerait un livre contenant des formules qui lui permettrait de faire ce qu’il souhaitait faire.
- Je crois que c’est juste, dit Nelson. Sprenger c’est trompé : Pierre Guermont voulait que les incantations qui le changeraient en vampire soient prononcées par un humain. Ainsi il met des siècles à renaître, et il réapparaît au bon moment pour s’emparer du livre. Mais il échoue.
- Au fait, maître : pourquoi êtes-vous un Guermont, si sa famille a été massacrée ?
- Parce que Guermont était infidèle, et que je descend de Jean, fils d’Anne Breuil et de Pierre Guermont. La pauvre fille fut soupçonnée de sorcellerie, elle aussi, et chassée de son village. Mais passons.
- Donc, continua Damien, il suffit de savoir à quoi servent les formules contenues dans le De Mortuis, et on saura à peu près ce que mijote notre vampire.
- Juste, dit Tête de Loup. Mais il faut aussi retrouver le vampire. Si nous pouvions sauver Corinne...
- Je propose que nous nous séparions, dit Damien. Tête de Loup et William vont essayer de savoir où se cache le vampire. Je crois que détruire son repaire le conduira à sa perte. Vous, maître, vous devez attirer Pierre Guermont chez vous pendant au moins une dizaine d’heures. Il ne faut pas qu’il me suive.
- Vous avez une idée, dit Nelson ?
- Il y a un endroit auquel je n’avais pas pensé. Je vais essayer de trouver le livre, mais il faut détourner l’attention du vampire.
- Très bien, dit le Père Guermont. Au travail, messieurs. Réunion demain, ici, à quatorze heure.”
VIII
Le Père Guermont été assis en tailleur an centre d’un Pentacle tracé à la craie rouge sur le parquet peint en noir de sa chambre. Depuis quelques minutes, nu, en transe, il répétait inlassablement d’une voix chevrotante une douce melopée de cinq mots indicibles. Il avait tourné son lourd crucifix de bois face contre le mur, et tenait dans ses mains une coupe d’or remplie du sang d’un bouc dont le cadavre égorgé gisait sur le lit. Un petit Démon Familier, que Corinne avait apprivoisé pour lui, se tenait perché en haut de l’armoire, plus effrayé qu’autre chose, et il gémissait imperceptiblement. A mesure que la voix du prêtre tremblait de plus en plus, le ciel devenait bleu sombre, le vent soufflait en rafales incertaines, les oiseaux s’étaient tu.
Enfin, la forme du vampire, vaporeuse, reflet morbide, se dessina dans les airs.
“Tu es fort, curé. Bien plus que l’incapable que tu protèges.
- Je le protège justement pour cela, imbécile...
- Tu me contrains fortement. Je ne puis retourner dans mon corps, et je ne puis poursuivre mon oeuvre tant que tu seras éveillé. Alors parlons ensemble. Que désires-tu ?
- Le De Mortuis Ervere.
- Il serait plus sage de me le confier. Les formules qu’il contient ne sont pas à utiliser à la légère. Tu te fais vieux. Tu n’a aucune idée de la puissance que nécessite l’emploi du De Mortuis.
- Je ne peux pas permettre qu’il te revienne.
- Il est à moi, de droit. Je l’ai créé.
- Ce sont des formules Vaudou !
- Elles sont miennes. Je suis revenu sur terre avant que tu sois né. J’ai traversé les mers dans une cale sordide, accompagnant le Bois d’Ebène jusqu’à Saint Domingue. J’étais de ces fantômes qui ont tant effrayé les esclaves. Je suis un de ceux qui régna sur leurs morts, permettant d’assouvir les vengeances. J’ai créé le premier des Zombies. J’ai sacrifié le premier coq et sanctifié la première clairière Vaudou. J’ai marié la Sorcellerie de mes Maîtres et les croyances de ces pauvres diables. Pour eux, je suis le Baron Samedi.
- Nom de Dieu !
- Deux fois en trois jours, curé. Tu es nerveux. Tu ne tiendras pas longtemps. Ce minable de Sprenger ignorait tout des pouvoirs de l’incantation qui m’a fait devenir ce que je suis. Mon esprit a erré des siècles à travers tous les mondes connus, avant que mon corps ne se régénère. J’ai appris les langue, les sciences, les rites, j’ai patienté jusqu’à ce qu’un appel mystérieux me dise que mon corps était prêt. Je l’ai déterré, je m’y suis glissé, et une faim atroce m’a envahie. Depuis, je tue.”
IX
“Péché de chair, mon père.”
Damien était parti pour Londres. Une petite église à moitié abandonnée. Il avait pu contacter le pasteur, prétextant un besoin urgent de consulter une épitaphe dans la crypte.
Corinne avait bien rusé pour lui indiquer où se cachait le livre. Elle était venu se confesser deux mois plus tôt. La première fois de sa vie.
“Péché de chair, mon père. Et dans un confessionnal, en plus.
- Tu dis ça pour me raconter impunément ta dernière partie de jambe en l’air...
- Toi c’est le chocolat, moi c’est les nanas de dix-neuf ans à gros seins, chacun ses fantasmes.
- Allez-y mon enfant, je vous écoute, Dieu aussi (le pauvre), qu’on en finisse.”
Seule la fin de la confession avait intrigué Damien : Corinne avait dit au moins trois fois que durant sa sauterie, une planche du confessionnal avait sauté, ce qui avait faillit attiré l’attention du pasteur.
Si c’était un détail important, il valait mieux aller s’en assurer. Il pouvait y avoir une cavité sous cette planche. Assez grande pour y glisser un livre, peut-être. Alors, Londres n’était pas si loin, et le Père Guermont pouvait retenir le vampire quelques heures. Et Damien n’avait rien dit de ses intentions. Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas trahir le secret de la confession. Il se serait plutôt laissé tué.
Le confessionnal était là. Seul Damien reconnu le parfum de sa soeur. La planche se soulevait facilement. Dessous, il y avait un manuscrit, un simple cahier d’école. Le De Mortuis.
Mais c’était quoi cette odeur ? Pas le parfum de Corinne. Pas non plus celui de l’étudiante qu’elle avait draguée. Non, c’était une odeur de souffre. Dans une église ? Damien entendit ricaner le pasteur comme jamais il n’avait entendu ricaner un homme. “m**de, ça se présente mal. Je me retourne ou pas ? Non, je préfère pas. Il ricane encore. Aïe. Il se rapproche. Je fais quoi ? Je crois que je vais courir”.
Et sans se retourner, avec dans le dos une odeur infecte de moisi et de brûlé, il se rua vers la porte, sans prendre le temps de faire une génuflexion devant l’autel. Il allait hurler quand une forme grise lui sauta au visage, passa au dessus de lui, et un cri d’horreur, un hurlement monta dans la nef. La curiosité l’emporta sur la peur : Damien se retourna. Par terre, il y avait le pasteur, horriblement défiguré, pas suffisamment toutefois pour qu’on ne remarque pas ses cornes et ses crocs de démon. Sur son corps déchiré et sanglant, un énorme loup gris aux yeux pâles dévorait à belles dents sa poitrine. Damien s’assit et poussa un soupir. Il avait reconnu les yeux du Chaman.
Damien dormait pendant le voyage du retour. Il était nerveusement atteint. On lui avait tendu un piège dans l’église. Ce n’était pas normal. Personne ne savait. Tête de Loup avait les yeux rivés sur les mains du jeune évêque. Elles serraient ce cahier que Corinne avait couvert d’encre.
X
Le père Guermont avait libéré son ancêtre. Nelson était revenu sans un seul indice pour trouver la cachette du vampire. Damien était épuisé. Tête de Loup était le seul en forme : il fit le café pour tout le monde.
“J’avais parlé aux esprits. Il m’ont dit de suivre le jeune homme au-delà de la mer. Je suis devenu oiseau, et je suis arrivé dans la ville où allait le jeune homme. Le reste, vous connaissez.
- Remarquable plan, dit Nelson. Le vampire sait que Corinne n’est pas la dernière des idiotes, et qu’elle a laissé un indice derrière elle. Or cet indice ne doit pas être découvert, pas trop tôt, et surtout il faut que ce soit quelqu’un de confiance qui en soit le dépositaire. L’idéal, c’est son frère. Le message est glissé dans une confession, évidement. On ne peut trahir le secret de la confession, n’est-ce-pas Damien ? Pierre Guermont le savait, il se doutait bien que ça vous reviendrait. Il a juste patienté un peu. Son attaque contre vous, c’était pour vous raviver la mémoire, simplement. Il est puissant : il a su que vous aviez appelé le pasteur, et il l’a remplacé par un démon à ses ordres. Il n’avait plus qu’à attendre que vous trouviez le livre...
- C’est de ma faute, dit le Père Guermont. Je n’ai plus l’âge requis pour ces cérémonies. Si j’avais été plus jeune, plus rapide, notre vampire n’aurait jamais su où Damien se rendait. Nous aurions eu une longueur d’avance. Messieurs, si Corinne est encore en vie, je laisserai Damien prendre ma place. Elle lui revient. Je suis un peu trop vieux maintenant.
- Nous n’en sommes pas là, curé, dit Tête de Loup. Voulez-vous que je vous débarrasse du corps du bouc ?
- Volontiers, mon ami.”
Le Chaman se dirigea vers la chambre.
“Dites, un corps de bouc, ça se voit facilement, non ?
- Oui, pourquoi ?
- Parce qu’il a disparu”.
Nelson mit sa tête entre ses mains en soupirant. Le père Guermont se tassa sur sa chaise.
“J’ai fait une gaffe.
- De taille, dit Tête de Loup. Le vampire a dû vous endormir quelques secondes avant la fin du rituel pour voler le cadavre.
- Et ça veut dire quoi ?
- Damien, mon ami, dit Nelson, ça veut dire que notre vampire se prépare à un sacrifice. Il n’y a rien de tel que de dévorer les yeux et les entrailles d’un bouc saigné à blanc pour voir des choses interdites. On pourra cacher le livre où on voudra, il pourra en lire quelques lignes. Le rite ne dure que quelques minutes, mais si jamais Guermont tombe justement sur la formule dont il a besoin...
- Alors, dit Damien, détruisons le livre.
- Non, ça ne servirait à rien, rétorqua son maître, car le double spectral du livre survivra, et avec un peu de patience mon ancêtre trouvera un moyen de le capturer et de le déchiffrer.
- Super. Une autre idée ?
- Nous avons encore une bonne journée devant nous pour retrouver la cachette du vampire marmonna Nelson.
- Je vous sens désabusé, là ?”
Nelson ne répondit pas, et Damien sentit un léger froid.
“Surveillons le quartier, lança Nelson. Il ne doit pas être loin, puisqu’il nous surveille. Et il a besoin de sang pour survivre puisque c’est un vampire. Cette nuit, il va tuer deux ou trois personnes. Il suffit de le regarder faire, de le suivre, de repérer sa tombe, et de l’éliminer.
- Je trouve ça franchement immoral. Trois personnes vont mourir ce soir sans que nous intervenions.
- Tu vois une autre solution, Damien ? dit doucement le père Guermont.
- Non, mon maître”.
XI
Le vampire avait tué. D’abord une dame d’une quarantaine d’années qui sortait son chien, puis le chien. Ensuite, deux ados qui baisaient dans un square. Il eu tout de même la décence d’attendre la fin de leur petite affaire. Enfin, il s’en alla comme un courant d’air entre les rues. Et Tête de Loup le suivait, changé en moineau.
“Vous le voyez ?”
Nelson était penché à l’oreille du père Guermont, qui par magie voyait ce que voyait le moineau. Prié de rester à l’écart, Damien disputait une partie d’échecs avec le Démon Familier de son maître.
“Il est dans le petit cimetière juste à côté de l’Université !
- Il pouvait surveiller Corinne facilement. Depuis combien de temps est-il là ?”
Damien enfilait son pardessus.
“Où allez-vous Damien !
- Demain nous serons le premier novembre. Cette nuit, c’est Halloween. On a pas de temps à perdre.
- Mais il attend que vous veniez !
- Je dois y aller, Nelson. Veillez sur mon maître.
- Sa tombe n’est peut-être pas là. Il nous manipule depuis le début.
- Maintenant qu’on sait qu’il aime les cimetières, ça réduit le champs des recherches. Il y a plusieurs vieux cimetières dans cette ville, mais un seul autre que le cimetière Protestant est hanté et peut l’accueillir : les Quatre Nations. Là, il y a des cryptes. Il peut se cacher facilement. Mais si je ne trouve rien...
- Il y a encore une autre possibilité... je vous accompagne. ”.
XII
Le cimetière des Quatre Nations était en plein centre ville. Le portail était fermé. Ils n’avaient pas de clef. La maison du gardien était juste à l’entrée.
- Il est en sécurité ici, dit Nelson... s’il est vraiment ici.
- On fait quoi ? On sonne le gardien et on lui explique, ou on pénètre en toute illégalité ?”
Damien oubliait souvent les clefs de sa sacristie. Il avait l’habitude de forcer les serrures. Celle du portail ne résista pas plus de dix secondes.
“C’est vraiment lugubre, ici, souffla Nelson”.
La pluie fine traversait son manteau, mais il avait moins froid que peur.
Damien entendait les rires des étudiants, vers les Fossés Saint Julien. Il y avait de la musique dans une maison proche. Des citrouilles débiles en plastique pendaient lamentablement aux fenêtres voisines. Sur un balcon, un crâne véritable trônait près d’une bougie ocre torsadée, et plus loin de jolis dessins d’enfants accrochés aux portes rendaient un peu moins laides les décorations bon marché aux formes approximatives de vampires pitoyables. Une guirlande de crépon à moitié déchirée par la pluie partait d’une gouttière en face pour s’échouer sur la grille du cimetière. Damien risqua un regard vers la nuit : devant lui, une allée brumeuse s’éloignait à petits pas, comme une vieille, avec son sac à pain et ses courses du samedi. Sur sa droite, une sorte d’obélisque ridicule prenait des airs de tombe phénoménale, surgie du passé le plus lointain. Des arbres torves, lâchement camouflés par le brouillard, masquaient les pierres aux odeurs d’humus et de givre. Elles glissaient dans la boue sans tomber, ivrognes, dignes malgré l’alcool qui vous tire vers le sol, titubant sans bouger mais s’effaçant peu à peu, grattées par des mains invisibles, celles du Temps et de l’Oubli. Plus loin encore, c’était l’inconnu.
Les pas de Nelson dans les feuilles mortes ramenèrent à la réalité.
“On aura besoin d’aide. Je vais appeler un ami, mais n’ayez pas peur.”
Nelson sortit un petit tube de sa poche et en versa le contenu par terre. D’abord il y eu quelques bulles, des grumeaux, puis des crépitements. Enfin une fumée marron monta lentement et pris forme. Une voix parlant un vieux dialecte Bavarois retentit sourdement. Nelson répondit. Et Damien n’en crut pas ses yeux lorsqu’il reconnu Petrus Gonsalvus, l’Homme-Loup de Bavière. Atteint d’une hyperpillosité congénitale, il était recouvert de fourrure de la tête aux pieds, et passait pour une curiosité à son époque.
Après une courte discussion, la forme s’enfuit comme elle était venue.
“Petrus ne sent pas de vampire dans le coin...
- Oui, dit Damien, j’ai entendu.
- Vraiment ? Vous parlez combien de langues, mon cher ?
- Je ne sais pas... jamais fais le calcul...
- N’importe. Pour l’instant, ma première intuition semble bonne : il doit être dans l’église du vieux Saint Julien.
- Il n’en reste rien, qu’un pan de mur et un écriteau de l’office du tourisme !
- Dites-moi, Damien, à quoi a servi cette église ?
- Bon sang ! C’était un cimetière pour les paroissiens ! Ils se faisaient enterrer dans l’église même... après la libération, l’église était détruite et des fouilles ont révélées des centaines de tombes.
- Et il y a un passage secret dans un pilier, c’est Guermont qui l’a découvert. Il mène à une porte dont la clef est gardée dans une chambre forte des sous-sols de la bibliothèque. Personne ne sait à quoi elle sert, sauf nous. Petrus est parti la chercher... pour un fantôme, ce n’est l’affaire que de quelques secondes...”
Malgré son assurance, Nelson semblait troublé. Damien l’entendit murmurer pour lui-même : “Je n’aime pas ça. C’est dangereux, une église profanée par un vampire...”
XIII
Il ne savait pas à quel point.
Ils attendirent Petrus un bon quart d’heure avant que Nelson se dise qu’il était détruit.
“Si Monseigneur veut bien se donner la peine d’ôter ses vêtements, on plus un instant à perdre.
- Que je quoi ?
- A poil Damien ! Et vite, Je n’ai que quelques secondes avant que notre Suceur sache où on est... il a tué Petrus, il sait ce que nous voulons... vite !
- Et si quelqu’un vient, soupira Damien en ôtant son slip ?
- Je dirais que vous êtes un étudiant qui a trop bu. Y’en a plein les rues ce soir.
- Et à part choper un rhume, je fais quoi ?
- Nemet Akresios Nepaïm Herthez !
- Hey ! Attend..........”
Mais en un instant, Nelson avait disparu. Et aussi le cimetière. Et les vêtements de Damien posés à terre. Les maisons n’étaient plus là. Il n’y avait que des colonnes grises et un plafond terreux.
“En fait, rien n’a disparu, pensa Damien : j’ai été téléporté... mais où ?”
Question stupide : il était bien évidement dans les sous-sols de l’église en ruine. C’est à dire qu’il était très exactement nu, sans arme, sans objet béni, sans pouvoirs magiques face à un sorcier-vampire surpuissant, omniscient, maléfique et invincible. Tout allait donc pour le mieux... au moins, il allait en finir : il serait tué, et la suite n’était alors plus son problème, ou alors il trouverait le moyen de tuer Guermont...
“Ou bien tu deviendras un vampire ! Y-a-tu songé, mon jeune ami ?
- Je dois dire que ça m’a bien traversé l’esprit un moment... mais porter éternellement du noir lorsque l’on vise la pourpre, ce n’est pas vraiment réjouissant, n’est-ce pas ?
- En effet, répondit le vampire qui s’avançait maintenant vers Damien. En effet... mais pourquoi pas...
- Pourquoi pas quoi ? Ne plus voir le soleil ? Ne plus voir l’aube ? Ne plus respirer de la nuit que les odeurs de sang et de tombe ?
- Et ne pas voir les fées ? Ne pas voir la nuit ? Ne pas voir les anges en face ! Ne pas sentir la mort ? Ne pas pleurer avec l’océan ? Ce que tu perds, mon ami, à vivre sur terre...
- Et ne plus voir ceux que j’aime ?
- L’amour !!! Ah non ! Pas ça ! Pas encore ! Tous ! Tous ils m’en parlent... mais l’amour, mon cher, ce n’est rien. Rien que de l’égoïsme pervers, de la jalousie rapportée à un être humain... ce qui guide la vie, c’est l’instinct, la passion, la connaissance !
- Il est des choses que je hais, l’amour existe donc !
- S’il y a des choses haïssables, c’est que ta passion et tes connaissances poussent ton instinct à vouloir très raisonnablement détruire ces choses... Damien : je ne suis qu’un être parmi tant d’autres qui cherchent le pouvoir. Je vais gagner. Tu n’as aucune chance. Donne-moi ton sang afin que j’aie assez de force pour lire mon livre.”
Damien s’attendait à ce que le vampire se jette sur lui. Il n’en fut rien. Guermont ne fit pas un geste. Il s’était avancé de quelques pas, rien de plus. Il ne bougeait pas un cil. Visiblement affamé, suppliant en silence, sans doute souffrant, sachant que le temps jouait contre lui. Mais il attendait. Damien regarda la voûte, les murs, à la recherche de quelque chose qui pourrait l’aider. C’est lorsqu’il baissa les yeux qu’il vit : un pentacle gigantesque l’entourait. Un entrelacs de signes obscurs, gravés sans doute il y a plus de cinq siècles lorsque des cérémonies païennes avaient eu lieu en cachette dans l’église.
Damien sourit, ne bougea pas, et réfléchit : il était impossible que Nelson l’ait envoyé au casse-pipe pour des prunes. Donc il pouvait s’en sortir seul. Alors : quelles étaient les capacités qui allaient lui permettre de renvoyer Nosferatu Junior ad patres ?
La voix de Nelson, un souvenir lui revint, des bribes de leur conversation dans le cimetière : “ Vous parlez combien de langues, mon cher ? - Je ne sais pas... jamais fais le calcul...” ... Nelson sait très bien que je suis un surdoué... pourquoi cet étonnement ? Il ne pouvait pas être étonné ! Et il devait savoir qu’il envoyait Gonsalvus à la mort... peut-être même était-ce un tour de passe-passe ! Qu’a-t-il fait à part invoquer un fantôme qui ne peut même pas saisir une clef dans sa main pour nous la rapporter ? Et que peut faire Guermont contre un fantôme ? Rien ! Nelson n’a invoqué Gonsalvus que pour me poser cette question ! Il m’a mené en bateau parce que s’il m’avait expliqué son plan, Guermont en aurait été informé par télépathie ! Tant que je ne savait rien, le vampire non plus ne savait rien... et maintenant, il va deviner.
Damien scruta désespérément le sol à la recherche d’un code, d’une clef, d’un signe familier... et Guermont s’efforçait de lire dans les pensées du jeune homme... quelques secondes de plus ou de moins, et l’un des deux allait tuer l’autre... l’un prononcerait une incantation ou l’autre effacerait les symboles du pentacle et sortirait ses crocs.
Comme Guermont s’avançait vers les symboles, luttant contre le pouvoir du pentacle, Damien vit une lettre Étrusque qui lui rappela...
EPILOGUE
“Mon cher, expliqua Damien à Nelson, il s’en est fallu de peu. Malgré la douleur que lui causaient les symboles du Pentacle, malgré mon incantation, Guermont s’est approché de moi... incroyable... il avait raison : instinct, passion et connaissance sont les trois choses qui donnent la vie. Ne soyez pas si affligé, Nelson, si je vous tue... vous ferez un magnifique fantôme. Ne suis-je pas moi-même un parfait vampire ?”
FIN
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