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 Sujet du message: Souvenirs de jours futurs
MessagePosté: Mer Octobre 05, 2005 10:25 
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Souvenirs de jours futurs

La missive est arrivée un matin ordinaire. Il ne fut pas surpris par sa présence dans sa boite aux lettres élimée, rectangle blanc surnageant au dessus des prospectus vantant les mérites de produits qu’il n’achetait jamais. Qu’il ne pouvait plus acheter. Il l’attendait, bien sûr, sans angoisse particulière. Bien qu’il ne posséda plus depuis longtemps de télévision, ni de radio, les rumeurs sur la loi nouvelle lui était parvenue, en échos assourdis. Il n’était plus à la vérité suffisamment encore de ce monde pour s’en alarmer.
Il avait pris son temps pour descendre les escaliers qui menaient de son pauvre studio au hall d’entrée. Il ne prenait plus les ascenseurs. Il y avait bien longtemps que personne n’était venue les réparer. De toutes façons, il n’était pas pressé. Il n’avait ce jour là aucune occupation particulière. Comme tous les autres jours. Il s’était levé tôt ce matin pareil à chaque matin de chaque semaine, comme un hommage sans doute à un monde d’habitudes, un salut hebdomadaire au souvenir des temps lointains où il existait encore socialement. Se lever tôt présentait également des avantages pratiques: la station debout offre plus d’opportunités pour tuer le temps que le lit dur et austère qui accompagne ses nuits, quitter la chambre permet enfin d’échapper au bruit de ses voisins, dont il imagine sans peine la marmaille, dépenaillée et chahuteuse, qui tourne autour de la vieille table en formica, comme un troupeau de hyènes affamées auprès d’une carcasse décatie, et dont les cris pointus vrillent en pointes acérées les tempes blanchies de leur mère et lui voûtent chaque jour davantage les épaules avachies. Va-t-on l’emmener elle aussi ? Il ne saurait le dire.
Il s’était levé tôt, mais pour mieux tourner en rond. C’est un art subtil de prendre son temps, pour le laisser filer avec élégance. Il faut arroser délicatement les quelques plantes qui survivent au froid devenu éternel, à la lumière chiche des jours embrumés. Ranger un peu les quelques mètres carrés de son univers, mais aussi créer un savant désordre pour mieux s’en occuper le lendemain, recompter avec soin ses coupons d’alimentation, penser au meilleur moment pour les échanger contre de la nourriture facile à transporter, afin d’éviter les maraudeurs, que personne ne contrôle.
Et descendre enfin les escaliers lentement, à pas choisis, pour cueillir au bon moment un hypothétique courrier, choisir son heure pour éviter les jeunes de la cité qui, ne sortant plus guère, passent le temps dans les halls et les sous-sols des immeubles.
Il y a une semaine déjà que les coupons d’alimentation ne lui étaient pas parvenus. Heureusement que vivant chichement, il en avait économisé une demi douzaine dans une vieille boite en fer. Au cas où. Vendredi dernier au centre d’alimentation, au guichet n° 16, la jeune réceptionniste avait pris un air gêné en constatant qu’aucun carnet n’était à la disposition de l’individu n° 7654. Elle lui sourit aimablement, débitant un flot de paroles convenues sur les difficultés d’acheminement du courrier, une erreur de l’administration sans doute, il n’y a pas à s’inquiéter. Mais ses yeux tenait un tout autre discours.
Il était rentré chez lui, ce vendredi là et avait attendu. Alors lorsqu’il prit entre ses mains, le lundi suivant, la longue enveloppe blanche frappée du sceau du ministère de l’équilibre social, il ne ressentit aucune crainte. Il savait, sans l’ouvrir, ce qu’elle contenait. Le jeune qui l’observait de l’autre côté du hall et qui avait reconnu l’expéditeur du message le savait également. Il calculait déjà sans doute s’il avait une chance de récupérer son appartement, il était jeune lui.
Ils seront là dans la matinée. Il revint à pas lent, jusqu'à son appartement. L’habitude est difficile à rompre même lorsqu’elle ne sert plus à rien. La lettre lui donnait l’ordre de ne rien emporter. Cette injonction lui arracha un maigre sourire. Qu’avait à donner ce monde qui mériterait d’être conservé ? Il ne possédait vraiment que ses souvenirs, des lettres reçues il y a bien longtemps et des photos jaunies dans une vieille boite en fer. Les souvenirs sont une machine à remonter le temps, une mécanique infernale qui brûle les bonheurs anciens à l’alcool amer des jours nouveaux, et ne laisse finalement remonter à la surface putride du jour que les douleurs anciennes que rien désormais ne peut plus guérir.
Non, il n’a vraiment rien à emporter.


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