Ce ne sont pas les neutrinos qui vont trop vite, ce sont les médias
Une équipe du CERN a mis à mal la théorie de la relativité d'Einstein en découvrant que le neutrino, particule quasiment sans masse, pouvait être plus rapide que la lumière. Poussée par le besoin de résultat, cette découverte est-elle précipitée ?C'est dans le tunnel du Super Proton Synchrotron (SPS) du CERN
de Genève que des neutrinos auraient dépassé
la vitesse de la lumière. Crédit Reuters
Atlantico : Pouvez-vous nous expliquer l'expérience qui aurait démontré que les neutrinos se déplacent plus vite que
la lumière ?
Jean-Marc Levy-Leblond :
C'est une expérience qui consiste à mesurer
la vitesse des neutrinos. Les neutrinos sont des particules très légères et fugitives qui jouent un rôle très important dans le monde des particules élémentaires, mais également en cosmologie. Leur caractère extrêmement fugace fait que leurs propriétés sont assez difficiles à connaître. Cette grosse équipe internationale a utilisé un faisceau intense
de neutrinos émis par l’accélérateur du CERN, non pas le LHC, mais son prédécesseur le SPS.
Les détecteurs
de neutrinos sont situés en Italie sous le massif du Gran Sasso. Pourquoi en dessous d'une montagne ? Parce que les neutrinos sont si difficiles à détecter qu'il faut blinder les détecteurs contre l'arrivée
de tas
de particules parasites, en particulier les rayons cosmiques. C'est pourquoi on se met sous terre. Les neutrinos voyagent à travers
la Terre sur plus
de 700 kilomètres, entre Genève et l'Italie, pratiquement sans rencontrer d'obstacle parce qu'ils interagissent très peu avec
la matière. Sur les milliards
de milliards qui, partis
de Genève, passent au Gran Sasso, on n'en recueille qu'un tout petit nombre. C'est une expérience qui s'est étalée sur 3 ans, et au bout on a détecté que quelques milliers
de neutrinos, suffisamment pour que les chercheurs croient possibles d'en tirer des conclusions.
Le résultat qu'ils annoncent, c'est que
la vitesse des neutrinos est supérieure à celle
de la lumière. Or, il faut bien voir que c'est une expérience longue, lourde et compliquée. Elle consiste à mesurer
la distance entre le point
de départ des neutrinos et leur point d'arrivée, avec une précision
de l'ordre du centimètre. On passe par des systèmes
de GPS, avec des corrections complexes. Au niveau du temps
de parcours,
la précision doit être
de l'ordre
de la nanoseconde, c'est à dire le milliardième
de seconde. Le texte dans lequel l'équipe donne ses résultats, une avant-publication, est signée par 175 chercheurs appartenant à une trentaine d'équipes d'une quinzaine
de nationalités.
On a donc affaire à
de la Big Science,
de la science lourde,
de niveau industriel d'une complexité incroyable.
La masse
de matière utilisée pour détecter les neutrinos, situé à quelques kilomètres sous terre, fait plus
de 600 tonnes. Plus les particules sont petites et fugaces, plus il faut un appareillage aux dimensions incroyables pour tenter
de les capter. Une telle expérience est très difficile, donc très fragile. Ces expérimentateurs sont sérieux, ils ont pris énormément
de précautions pour évaluer les incertitudes qui peuvent entacher leurs expériences. Mais cela ne veut pas dire ne subsiste pas
de failles dans l'expérience. L'opinion majoritaire parmi les physiciens vis-à-vis
de leur expérience est que ses conclusions sont erronées. Il arrive très souvent que des expériences soient mal interprétées et que leurs interprétations soient ensuite corrigées. Il faudra donc analyser très soigneusement cette expérience. Pour l'instant, elle n'a pas été publiée dans une revue scientifique, et n'est donc pas passée par l'expertise des collègues. C'est pour l'instant un résultat préliminaire et fragile.
Quels sont les enjeux des résultats ?
Il faut commencer par dire que si cette expérience est vraie, si les neutrinos se déplacent plus vite que
la lumière, cela ne remet pas nécessairement en cause
la théorie
de la relativité d'Einstein quand on
la comprend
de façon suffisamment fine, car elle propose des énoncés moins brutaux que ce qu'on dit d'habitude Ainsi, il est faux
de dire que « rien ne se déplace plus vite que
la lumière ». L'ombre peut se déplacer plus vite que
la lumière par exemple… Il faut distinguer l'existence d'une
vitesse limite, qui est prévue par
la théorie d'Einstein, et le fait que certaines particules comme les photons se déplaceraient à cette
vitesse, et d'autres plus vite encore peut-être. Il reste en fait pas mal
de marge pour réconcilier le résultat annoncé avec
la théorie conventionnelle
de la relativité. Donc, avant d'affirmer que cette expérience n'admet aucune explication dans le cadre
de la théorie acceptée jusqu'ici, il y a énormément
de travail. Les effets d'annonces
de ces derniers jours sont pour le moins prématurés.
Y a-t-il eu déjà des invalidations ?
Depuis une semaine il y a déjà des dizaines d'articles scientifiques
de commentaires en prépublication dont certains pointent des difficultés sérieuses dans l'interprétation
de l'expérience et montrent ses points faibles. Bientôt d'autres équipes feront des expériences similaires
de façon plus précise et je suis prêt à parier que le résultat sera invalidé.
Quelle leçon doit-on tirer
de cette histoire ?
Ce ne sont pas les neutrinos qui vont trop vite, mais l'information ! Dans le système médiatique actuel, cette information a filtré tellement vite au dehors que les médias en ont rendu compte sans prendre les précautions d'usage. Cet emballement est celui
de tout le système d'information dans le monde aujourd'hui.
La leçon positive à retenir, c'est que cela permettra peut-être
de montrer aux profanes que
la science aujourd'hui, dans certains secteurs, est une entreprise extrêmement complexe, et donc qu'il convient
de prendre toute annonce spectaculaire avec réserve et prudence.
L'épistémologie du XXe siècle avec des auteurs comme Popper, Kuhn, Lakatosh, et surtout Feyerabend, a montré à quel point
la science n'est pas une activité aussi rationnelle et méthodique qu'on le croit. Elle peut être entachée d'erreurs comme toute activité humaine objectives, subjectives, et tant mieux ! On peut alors
la récupérer au sein des arts et métiers
de l'humanité. Il faut rajouter que depuis un bon demi-siècle, il y a une pression
de production, et une amplification
de l'échelle, qui conduit
la science à être
de plus en plus dépendante aux des mécanismes du marché. L'effet médiatique actuel est lié à cette pression qui s'exerce en particulier sur
la publication.
L'état général
de la science actuellement n'est pas sain. Trop d'expériences et
de publications manquent d'intérêt ou
de pertinence, car elles répondent surtout à
la nécessité pour les chercheurs d'avancer dans leur carrière, d'obtenir des crédits, et non pas
de s'attaquer à un problème fondamental sérieux. Mais beaucoup
de chercheurs se posent désormais ce genre
de questions. En témoigne l'appel Slow science, qui fait écho au mouvement Slow qui se développe, par exemple avec
la nourriture [Slow food, ndlr].
Comment
la science évolue-t-elle ?
L'epistémologie du XXè siècle, avec des gens comme Popper, Kuhn, Lacatoche, et surtout Feyerabend, a montré à quel point
la science n'est pas une activité aussi rationnelle et méthodique qu'on le croit. Elle peut être entachée d'erreurs objectives, subjectives, et tant mieux ! On peut alors
la récupérer dans les arts et métiers
de l'humanité. Il faut rajouter que depuis un bon demi-siècle, il y a une pression
de production et d'amplification
de l'échelle qui conduit
la science à être
de plus en plus dépendante des mécanismes du marché. L'effet médiatique actuel est lié à ça. Il y a une pression trop forte à
la publication.
Actuellement, l'état général
de la science n'est pas sain. Il y a beaucoup d'expériences et
de publications qui ne sont pas intéressantes, et bientôt oubliées, car elles répondaient à
la nécessité pour les chercheurs d'avancer dans leur carrière,
de gagner
de l'argent, et non pas
de s'attaquer à un problème fondamental sérieux. Je suis pessimiste. Mais beaucoup
de chercheurs se posent ce genre
de questions, et il y a un appel qui a été lancé sur internet, le Slow science, qui fait écho au mouvement Slow qui se développe, par exemple avec
la nourriture [Slow food, ndlr].