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Pollutions antiques.
Au milieu du XIXe siècle, un médecin, un certain docteur Ancelon, mène une étude de santé publique sur les habitants de la vallée de la Seille (Moselle). Par rapport aux populations alentour, ils vivent dix ans de moins en moyenne. Ils succombent à la "fièvre des marais" ; souvent goitreux, ils souffrent de fréquents dysfonctionnements thyroïdiens... A qui la faute ? A l'exploitation de sel qui, depuis plus de trois mille ans, est pratiquée dans cette petite vallée, sise à quelque 30 kilomètres de Nancy. Une longue histoire peu à peu mise au jour par des fouilles archéologiques, dont la dernière campagne s'est achevée début septembre.
Il n'y a, aujourd'hui, plus de marécages autour de la Seille. Désormais canalisée, la rivière s'écoule au milieu des prairies où paissent vaches et chevaux. Asséchés à la fin du XIXe siècle, les marais ont disparu. Tout juste subsiste-t-il, ici ou là, quelques mares salées affleurant le long de la vallée, sur le territoire des communes de Marsal, de Salonnes, de Vic et de Moyenvic. "Les premières preuves archéologiques d'exploitation du sel dans cette zone remontent à l'âge du bronze, vers 1200 avant J.-C. environ, explique l'archéologue Laurent Olivier, responsable des fouilles et directeur du département des âges du fer au Musée d'archéologie nationale. Il est possible que cela ait commencé dès le néolithique, mais nous n'en retrouvons pas trace."
En 2001, le Musée d'archéologie nationale et le Bureau de recherches géologiques et minières mènent des prospections aériennes dans la zone. Elles indiquent des anomalies du champ magnétique sur plusieurs sites de la vallée et révèlent la présence, sous la surface, de vastes ateliers d'exploitation de sel, formés d'alignements de grands bassins à saumure et de fourneaux. L'ensemble des structures identifiées couvre une superficie totale d'une centaine d'hectares. "Vu son ampleur, on peut parler d'une exploitation proto-industrielle", dit M. Olivier, qui évoque des productions annuelles de milliers de tonnes. Voire, pour la période précédant la conquête romaine en 50 avant J.-C., en dizaines de milliers de tonnes.
"Entre 1200 et 600 avant J.-C. environ, la technique utilisée est simple : il s'agit de prélever la saumure dans des puits et de la chauffer ensuite dans de grands bassins de terre cuite, explique l'archéologue. Un voile de sel, qu'il ne reste plus qu'à recueillir, se forme alors à la surface." L'inventaire des sites salinifères d'Europe occidentale montre que les exploitations de la haute Seille devaient bénéficier d'un marché potentiel considérable : sur l'ensemble du territoire actuel de la France, aucune concurrence - à l'exception des sites côtiers - ne venait lui faire de l'ombre. Or, même aux plus hautes époques, le sel est un produit recherché et coûteux. Il entre dans l'alimentation humaine, mais il est surtout nécessaire à la complémentation alimentaire du bétail. Il est aussi le seul moyen de conservation des aliments.
"A ces époques, on voit l'émergence chez les Celtes d'une société très inégalitaire, dominée par une aristocratie guerrière qui concentre l'essentiel des richesses", dit M. Olivier. Or de riches sépultures guerrières ont été découvertes dans la proximité immédiate des salines, ce qui suggère que celles-ci étaient, dans cette région, l'un des principaux instruments de l'enrichissement des élites. La ressource a donc été exploitée et, de toute évidence, surexploitée. "Vers 600 avant notre ère, on observe un changement des techniques d'extraction du sel, ajoute l'archéologue. La saumure n'est plus chauffée comme auparavant dans de grands bassins. On ne sait d'ailleurs pas exactement comment le sel était alors extrait. Ce que l'on sait, en revanche, c'est qu'on ne chauffait plus que des petits moules à sel, qui servaient au conditionnement du produit fini, sous une forme standardisée..." Les raisons de ce changement de technique ne tiennent pas à un tarissement de la ressource elle-même. C'est le combustible qui semble faire défaut.
L'analyse des vestiges de fourneaux montre en effet que, jusque vers 600 avant J.-C., les sauniers ne lésinent pas sur le bois de chauffage : chênes et hêtres dominent. Ce sont ensuite des essences secondaires (noisetiers, buissons, etc.) qui fournissent la chaleur nécessaire à durcir les petits pains de sel. Que s'est-il passé ? Pourquoi cette soudaine parcimonie ? "Il est possible qu'on ait connu alors une sorte de crise énergétique, dit M. Olivier. L'ensemble de la vallée a subi un déboisement massif pendant plusieurs siècles et, de toute évidence, le bois de chauffage a commencé à faire défaut..."
Cette déforestation massive, pratiquée pendant plusieurs siècles, a eu aussi un impact fort sur l'environnement. Une fois la forêt rasée, un inexorable mécanisme d'érosion s'enclenche et la vallée est peu à peu remblayée. Outre ce phénomène, des quantités formidables de "briquetage" - les fragments de terre cuite issus des installations, qui doivent être régulièrement reconstruites (bassins, moules à sel, etc.) - sont rejetées dans la vallée. Elles s'y amoncellent. La quantité des amas ainsi accumulés sur ce territoire d'environ 30 km2 est estimée par les archéologues à quelque 4 millions de mètres cubes. Soit plus d'une fois et demie le volume de la pyramide de Kheops, en Egypte ! Par endroits, le briquetage forme des couches de 10 à 12 mètres d'épaisseur...
Comblée par ces amas et par l'érosion, la vallée s'est peu à peu aplanie, envasée. Grâce aux coupes stratigraphiques, on sait que la Seille coulait à l'âge du bronze huit mètres sous son cours actuel. Ses eaux, claires, couraient sur un lit de sable et de gravier ; dès le haut Moyen Age, la rivière devient stagnante et la vallée n'a plus de vallée que le nom. Elle devient un marécage, honni de ses propres habitants. "Au XVIIIe siècle, dans leurs cahiers de doléances, les habitants de la vallée demandent l'assèchement du marais et l'arrêt des salines qui consomment le rare bois disponible, explique Laurent Olivier. Leur santé est fragile ; très humides, les maisons ne sont pas chauffées pour cause de pénurie de bois. L'hiver, il n'est pas rare que les enfants meurent dans leur lit." Ils paient, sans le savoir, le prix des excès de leurs ancêtres.
Stéphane Foucart
http://www.lemonde.fr/planete/article/2 ... L-32280184