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 Sujet du message: Si le tigre se meurt
MessagePosté: Jeu Avril 08, 2004 12:23 
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Source: L'Express du 05/04/2004, texte de Marion Festraëts:

Le vrai seigneur, c'est lui. Pas son cousin le lion, potentat indolent et feignasse, surveillant d'un oeil bas son harem zélé. Le tigre ne laisserait personne chasser à sa place. Une habitude qui lui vaut une réputation de férocité dépassant de loin celle de tous les autres prédateurs terrestres. Il en paie le prix: il est chassé de l'Inde à la Sibérie en passant par la Chine, Sumatra et la région de la Caspienne. Cela fait deux millions d'années, pourtant, qu'il foule le sol d'Asie, hante ses forêts vierges et ses taïgas touffues.
La traque a débuté à l'aube du siècle dernier. Du côté de cette Indochine coloniale, où Jean-Jacques Annaud a situé son nouveau film, dont les clichés illustrent ces pages. Deux Frères, qui sort le 7 avril, met en scène les destins parallèles d'une paire de jeunes tigres capturés dans les ruines somptueuses et sauvages des temples d'Angkor, au temps des pillages. L'issue du récit, dont nous ne dévoilerons rien sinon qu'elle n'est pas triste, rend l'animal rayé à sa jungle natale. Comme un répit, avant l'hallali. Depuis, le tigre se meurt. Sur huit sous-espèces, trois ont déjà disparu. Alors qu'on en recensait environ 100 000 en 1900, moins de 7 000 spécimens hantent aujourd'hui les forêts d'Orient. Autant dire une poignée. Histoire d'une extinction en marche.

Govind Sagar Bhardwaj est en colère. Le directeur du parc national de Ranthambore, fondé en 1980 au Rajasthan pour abriter les tigres royaux du Bengale, a lancé en mars un cri d'alarme contre le «tourisme incontrôlé», qui met en péril la survie de la quarantaine de félins: «Si l'on continue ainsi à multiplier les routes et les véhicules pour les safaris, il n'y aura plus rien à voir dans cinq ans», prévient-il. L'homme n'est pas rancunier: en 1997, dans un district voisin, l'un de ses protégés, qu'il qualifie de «douces créatures», lui a asséné un coup de patte dans le dos, avant de le tenir sous ses griffes durant quelques secondes d'éternité. Bilan: 37 points de suture et trois côtes cassées.

Rien de tel ne s'est jamais produit à Ranthambore où, en une décennie, la fréquentation est passée de 37 000 à 68 000 visiteurs. Majoritairement originaires de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de France et d'Allemagne, leurs exigences combinées aux pratiques mafieuses de certains hôteliers menacent la tranquillité des 300 kilomètres carrés de forêt et la croissance des effectifs «tigresques» qu'espère Bhardwaj. Réponse après le prochain recensement, en mai.

Dans la mangrove des Sundarbans, à la frontière du Bangladesh, le comptage des empreintes effectué en janvier a conclu à la hausse: 1 000 marques de pattes repérées, contre 950 en 2002, ce qui représentait alors 271 individus. De part et d'autre de la frontière, 70 personnes ont bravé leur effroi pour dénombrer l'ennemi qui attaque 300 des leurs chaque année. On ignore pourquoi les fauves qui vivent là se délectent de l'homme. Peut-être en ont-ils pris le goût en dévorant quelques cadavres dérivant au fil des eaux mêlées du Gange et du Brahmapoutre, où l'on immerge certains défunts? On dit même que les tigresses des Sundarbans enseignent à leurs petits la chasse aux bipèdes, qui croient les duper en portant un masque de visage derrière le crâne, pour avoir l'air de toujours leur faire face. L'anthropophage attaque l'homme de dos, paraît-il. Les Malais, musulmans, ont une explication: les êtres humains porteraient au front un verset du Coran proclamant leur supériorité sur les autres créatures. Vision insupportable au carnassier, qu'on n'osait même pas nommer - désigner «Celui qui porte des rayures» valait blasphème. Toute l'Asie bruisse de légendes sur des «tigres-garous», hommes se changeant en fauves à la nuit tombée pour égorger leurs voisins.

Il y a de quoi se faire peur. Ce monstre de puissance, haut comme un poney, est capable de vocaliser sur une cinquantaine de tons, de se faire entendre jusqu'à 3 kilomètres et d'imiter le cri de ses proies, comme le cerf, pour les leurrer. Le zoologiste américain Ed Walsh a découvert qu'il communiquait également par infrasons, comme la baleine et l'éléphant. «Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd [...]. Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L'eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris.» Dans Le Livre de la jungle, Kipling dit bien les émotions duelles qui étreignent l'homme confronté au félin. Pourtant, leur histoire commune n'est pas tout entière écrite dans le sang. Dans Tigres, le beau livre qu'elle publie ces jours-ci chez EPA, Karine Lou Matignon raconte que, jusque dans les années 1930, les villageois indiens bénissaient plutôt cet allié providentiel, qui croquait les herbivores dévastant leurs cultures. Quand il disparaissait, les hommes devaient plier bagage, incapables d'empêcher cerfs, antilopes et sangliers de ruiner les récoltes.

En Chine, berceau de l'animal, la dynastie Shang (de 1700 à 1025 avant Jésus-Christ) vénérait la bête comme un intermédiaire entre hommes et esprits. En Thaïlande, jusqu'à la fin du XIXe siècle, on lui réservait le rôle de juge. Quand plusieurs personnes étaient soupçonnées d'un crime, on les lui présentait. La victime qu'il se choisissait était désignée coupable - à titre posthume.

«Il y a trente ans, raconte Jean-Jacques Annaud dans le livre de Karine Lou Matignon, le Premier ministre cambodgien Hun Sen, par ailleurs favorable à la préservation du félin, s'est un jour trouvé face à un tigre qui les menaçait, lui et sa patrouille. Ils étaient prêts à l'abattre quand des avions américains sont arrivés pour bombarder la forêt. Tigre et hommes se sont alors réfugiés dans une petite caverne où ils ont attendu côte à côte que la menace disparaisse. Lorsque tout danger a été écarté, ils se sont séparés sagement.»


Quels que soient les antagonismes, la cohabitation ne date pas d'hier. Rivaux, quand Homo sapiens et tigres à dents de sabre chassaient les mêmes mammouths, jusqu'en 8000 avant l'ère chrétienne. Adversaires, à l'époque où les empereurs de Rome les opposaient dans les mêmes arènes - en l'an 80, lors de l'inauguration du Colisée, 9 000 animaux sauvages et autant d'hommes perdirent la vie, sur une durée de cent jours. En 218, le tyran Antonin Héliogabale fit sacrifier 51 tigres et 100 lions pour ses noces. Mais il aura fallu attendre le XIXe siècle et la colonisation de l'Asie du Sud-Est pour que l'homme prenne le dessus. La déforestation intense engagée alors fait sortir le tigre du bois, chassé de son habitat naturel: pour s'ébattre, le félin a besoin de 50 kilomètres carrés (en Inde) à 1 000 kilomètres carrés (en Sibérie).


Sous prétexte de débarrasser les populations du fléau à rayures, classé nuisible, les plus fines gâchettes britanniques, délaissant la brousse africaine, engagent un jeu de massacre. Son pelage, la plus sublime parure de la Création, a de la gueule en descente de lit. En 1937, dans le nord de l'Inde, un certain Jim Corbett entame à 30 ans une carrière de héros en rayant de la surface du globe la mythique tigresse Champawat, 436 victimes au compteur. Prise vivante, la bête est dégriffée - ce qui ne signifie pas qu'on l'acquiert à vil prix - pour jouer les matous géants dans les salons huppés.


La décolonisation ne lui laisse guère de répit: les 40 000 félins indiens ne seront plus que 2 000 vingt ans plus tard. En Chine, le Grand Timonier déclare la bête «ennemi du peuple» en 1959 et lance une campagne d'extermination d'une efficacité redoutable. En un an, les trois quarts des effectifs sont décimés. Les 1 000 survivants d'alors ne sont plus qu'une trentaine aujourd'hui. Il faut attendre 1993 pour qu'on interdise leur chasse. Mais les Chinois aiment les tigres, surtout à l'aigre-douce. Et les pharmacopées d'Asie regorgent de décoctions à base de félin: le vin confectionné avec son sang et ses os constituerait un excellent fortifiant, comme ses oreilles préparées en tisane; un baume à base de cervelle effacerait les boutons, ainsi que sa queue moulue additionnée de savon; ses calculs biliaires mêlés de miel purgeraient les abcès; quant à son pénis, il vaudrait tous les Viagra du monde.

Si l'empire du Milieu a officiellement proscrit ces panacées depuis 1993, ce n'est pas le cas de la Corée du Nord ni du Japon. Certains zoos d'Asie sont en fait des élevages clandestins, destinés à alimenter ces marchés occultes. Le naturaliste américain Peter Matthiessen (Tigres dans la neige, Actes Sud) dénonçait à la fin des années 1990 les trafics de poudre d'os: «Un squelette en fournit 6 à 12 kilos, explique-t-il. La Corée du Sud en importe 400 kilos par an à elle seule.» Au marché noir, une dépouille se négocie entre 60 000 et 100 000 dollars. Trop cher pour qu'on puisse enrayer le braconnage, même en Inde, où il est protégé depuis 1972. Au Cambodge, près de 70 spécimens sont ainsi abattus chaque année. Quelques dizaines survivent en liberté. Pas assez pour assurer le renouvellement des effectifs: une tigresse met au monde un ou deux petits tous les deux ou trois ans. Après les «acteurs» d'Annaud, les ruines d'Angkor ne reverront pas de sitôt l'ombre du prédateur glisser entre les statues souriantes...

En 1973, le WWF lançait, avec l'appui de l'UICN (Union mondiale pour la nature), l' «opération Tigre», l'un des plus importants projets de sauvegarde jamais mis en place. Beaucoup trop tard pour les fauves de Bali, des rives de la Caspienne ou de Java, disparus dans les années 1940, 1960 et 1970. Parmi les cinq sous-espèces restantes, seules celles du Bengale et d'Indochine pourraient être sauvées. Mais la trentaine de tigres de Chine, les 300 immenses tigres blancs de l'Amour, en Sibérie (jusqu'à 3,50 mètres queue incluse et 300 kilos), les 400 «petits» tigres de Sumatra (150 kilos) semblent irrémédiablement condamnés: sous la barre des 500 représentants, la consanguinité met en péril le patrimoine génétique d'une espèce. Le WWF vient d'ailleurs de mettre en garde l'Indonésie contre la disparition de son félin, menacé par la déforestation sauvage. Comme les singes et les éléphants, qui, poussés hors de leur territoire, attaquent de plus en plus souvent les villages.


Ironie du sort: les tigres vivant en captivité sont désormais bien plus nombreux que leurs frères sauvages. A elle seule, l'Amérique du Nord en compte 7 000. Peu d'espoir, pourtant, de repeupler la nature avec ces animaux inadaptés, qui n'ont jamais appris à chasser. Ce qui n'empêche pas quelques expériences: en septembre 2003, deux jeunes nés au zoo de Shanghai ont fait le voyage jusque dans une réserve d'Afrique où, quelques années durant, les hommes leur enseigneront la chasse avant qu'on les relâche en Chine du Sud.


Le scientifique coréen qui vient de réussir, en février, le premier clonage d'embryon humain est, à l'origine, un vétérinaire travaillant sur le clonage des tigres en vue de leur sauvegarde. Il n'y a pas si loin de la bête à l'homme. En fin de compte, pourquoi s'embêter à sauver le tigre, après s'être échiné à le faire disparaître? Peut-être parce que, comme l'écrivait le zoologiste américain George Schaller, «les prochaines générations seront vraiment affligées que ce siècle ait fait preuve de si peu de prévoyance, de compassion, et qu'il ait manqué de générosité d'esprit au point de chercher à éliminer l'un des plus beaux animaux que la terre ait jamais portés.» Tout simplement.


Post-scriptum
Pour se nourrir, un tigre solitaire abat une proie par semaine et mange jusqu'à 30 kilos de viande en un seul repas. Ses griffes sont des armes redoutables qui peuvent atteindre 10 centimètres de longueur.

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Aide toi et le ciel t'aidera!


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MessagePosté: Dim Avril 11, 2004 04:13 
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Inscription: Jeu Décembre 25, 2003 12:49
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Localisation: orleans
Tu sait il n’y a pas que eux qui se meurent, l’humanité aussi mais elle ne le sait pas encore.


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